Passage piéton

Passage piéton

J’habite sur une place toute ronde qui double son cercle par des emplacements de stationnements en épis pour les voitures. Nous avons tout ce qu’il nous faut en bas de chez nous. Nous sommes gâtés. Jugez par vous-mêmes : une église, une boucherie-charcuterie, un primeur, un fleuriste, un bureau de tabac, un coiffeur, un bar PMU, une boulangerie-pâtisserie, un restaurant. De cette place, partent huit rues qui nous propulsent dans toutes les directions possibles. La circulation y est dense. Nous sommes contents. J’habite dans l’immeuble entre le coiffeur et le restaurant. Comme vous voyez, je suis chanceuse !

De mon bureau, ce que je vois bien marqué entre deux platanes -là pour donner de l’ombre- et deux trottoirs -là pour trotter- c’est le passage piétons.
Il ressemble à tous les passages piétons que je connais et a pour fonction de protéger ceux qui vont à pied de ceux qui vont motorisés. C’est dire qu’on l’aime bien !

A même le sol, c’est le tatouage façon Buren. Sur l’asphalte gris anthracite, il se remarque bien avec ses bandes rectangulaires toutes blanches. La nuit, le marquage se reflète car il est réfléchissant.
Ces rayures sont striées en forme de S pour permettre aux piétons aveugles de savoir où ils mettent les pieds mais c’est plutôt la canne qui les détecte car avec les chaussures, on ne les sent pas.
De part et d’autre du passage, le trottoir est abaissé formant comme la coque d’une petite barque (d’où son nom : un bateau). Il y a aussi un trou rectangulaire qui est un égout. Un piéton se laisserait-il engloutir ? Et pourquoi donc ? Il marche tranquillement ou court s’il le veut, c’est son droit et son mode de transport est doux, sans ajout mécanique. Bonne volonté et corps en état de marche !
En amont des passages, un panneau de signalisation (carré à fond bleu bordé d’un listel portant en son centre un triangle où un pictogramme de couleur blanche représente un piéton sur un passage) est visible par tous et invite à la prudence. J’allais oublier de vous dire que les voitures ne peuvent stationner sur un passage.
Voilà tout.

Lorsque l’on est en ville, ces signes sont indispensables pour réguler les flux entre piétons et automobilistes et c’est merveille de savoir qu’il y a une place pour chaque chose et un temps pour tout : traverser/attendre. Il y va de la bonne entente entre piétons et automobilistes.
Remarquez, c’était déjà le cas à Pompéi où les passages pour piétons étaient surélevés pour permettre le passage des chars tout en garantissant la sécurité de ceux qui allaient à pied. Quelle merveille d’ingéniosité !

Oui mais voilà, les gens s’énervent.
C’est que les piétons n’acceptent pas toujours de traverser dans les clous -avant, c’était des clous, m’a dit mon père- et cette sollicitude à leur égard les irrite. Ils veulent avoir le droit de se faire écrabouiller où bon leur semble. Où est notre liberté ? Voudrait-on nous contraindre à vivre ?
Les automobilistes, de leur côté, aussi s’énervent car lorsqu’ils ne sont plus piétons et prennent leur voiture, ils veulent foncer sur tout ce qui bouge et devoir s’arrêter devant un bipède qui va plus vite qu’eux aux heures de pointe les contrarient énormément. C’est un comble !

Mais pourquoi se fâcher ?
D’un côté, si on y réfléchit, on est sur la voie publique et on ne peut pas faire tout ce que l’on veut. On n’y est pas tout seul. Les engins mécaniques sur la route, les piétons sur les trottoirs. C’est ce que je dis.
Mais mon fils me dit que dans son auto, il est chez lui, c’est sa propriété et il ne voit pas pourquoi il se plierait au désidérata de quelques énergumènes qui viennent manifester et envahir toute la rue quand ils ne s’assoient pas par terre, devant ses pneus en clamant le droit de respirer sans pollution. Le narguer ainsi, est-ce raisonnable ? Et les pompiers, les ambulanciers, que doivent-ils faire ? Impardonnable, cette prise en otage. Vu comme ça, il n’a pas tort.
Tout est prévu pour que chacun ait sa place : ceux qui vont à pied et ceux qui vont en véhicule. Et tant pis si on change d’avis selon les moments où l’on va sur pied ou sur deux ou sur quatre roues. On est pour le collectif qui respecte l’individuel. Il paraît -il l’a lu dans le journal- que l’on va rendre les passages piétons ludiques, intuitifs et intelligents, comme nous. C’est une bonne nouvelle !

Moi, je pense à tous les autres.
Oui. A-t-on pensé aux autres ? Y’a pas de quoi faire les malins. Faudrait éduquer les chiens qui traversent où ils veulent. Mais, et les escargots et les fourmis et les yétis ? Et les oiseaux alors ? Et les zèbres ? Ne sommes-nous pas tous des créatures vivantes et respectables ? Et cette manigance d’appeler nos voitures par des noms d’animaux -Coccinelle, Jaguar, Puma, Panda- pour jeter le trouble ? A moins que ce ne soit par dédain ou pire encore, moquerie ? De qui se moque-t-on ? Moi, je pense qu’il faut réglementer. Y’a les enfants qui ne regardent rien, y’a les adultes qui flânent le nez au vent, y’a les vieux qui sont fatigués ou distraits et laissent tomber des objets, rien que là, sur le passage et qu’on attend qu’ils les ramassent et y’a aussi les touristes qui se perdent au beau milieu du passage et rebroussent chemin ou encore tous ceux qui tirent leur chien, poussent leur landau, appellent leur chat qui se la coule douce, portent des choses sur leur tête qui dégringolent. Quelle patience, il nous faut !

Bifurquons. Bifurquons.
Trouvons des solutions : port de casque obligatoire pour traverser ou horaires précis pour rouler ou bon pour séances de méditation ou paire de claques et confiscation des pieds et des voitures. Pas de panique. On va trouver !

J’en étais là de mes réflexions, lorsque je me suis sentie comme aspirée ,et violemment encore, par un énorme souffle d’air qui m’emmenait très loin de ma petite place ronde. Quelle contrariété. Assez de ce tintamarre, semblait-il dire ce mastodonte. La place, minuscule de si loin, m’est apparue déserte, toute vide en son centre, non pas le trafic habituel mais un cirque comme une gigantesque yourte surmontée d’une banderole sur laquelle je pouvais à peine distinguer une inscription « Au passage piéton, grand bazar : cages à oiseaux, épicerie, fleurs séchées, cartons d’emballage, articles de pêche, pièges à sons, cartes à jouer ».
Où va le monde …

A propos de Louise George

Diverses professions et celles liées au "livre" comme constantes.