autobiographie #15 | Petites loges pour petit théâtre

Une petite fille déguisée en garçon, et plus précisément en petit prince. Elle aurait pu être un de ces petits pages de France Musique, mais non, le professeur de danse a dit qu’elle serait un petit prince, comme d’autres petites filles, et que les autres petites filles seraient des princesses. Elle, c’est un petit prince qui bave un peu et qui a des gerçures au coin des lèvres. Elle a quelques éphélides sur son visage, et, dans son justaucorps et son collant bleus, elle doit arpenter la scène du théâtre et faire tourner la petite grosse princesse. Elle est menue. Elle traverse la scène du théâtre, prend les escaliers étroits, descend les marches. Sur la droite, une loge. Elle descend les marches pour aller au sous-sol et se rendre à la cave. Sa mère lui a demandé d’aller chercher un bocal de haricots verts et un bocal de pâté. Elle déteste les haricots verts mais elle aime bien le pâté. Arrivée en bas, dans la cave, elle ne se souvient déjà plus de ce qu’elle doit rapporter à sa mère. Elle cherche, elle regarde devant elle, elle ne voit rien. Elle ne se souvient pas ce qu’elle devait rapporter et emmener en haut. Ça avait quelque chose à voir avec la nourriture. Elle est bien embêtée. Elle tremble un peu mais décidément, elle ne se souvient pas. Il n’y a pas beaucoup de lumière, dans cette cave. Il fait froid et humide. Elle distingue à peine les bocaux rangés sur les étagères. Il y a les bocaux de cerises, les bocaux de haricots verts, les bocaux de pâté. Elle doit ramener quelque chose à sa mère mais elle ne se souvient pas quoi. Elle se dit que sa mère va encore l’appeler tête de linotte. Elle a une tête de linotte et des mains de beurre, c’est ce que dit sa mère. Soudain, quelque chose tombe à ses pieds. Il fait presque noir, elle ne voit pas très bien. C’est comme une grosse feuille morte. Une grosse feuille morte qui tombe à ses pieds. Elle essaie de voir ce qui a fait un grand bruit sourd comme ça en tombant à ses pieds. Un crapaud ! Vite, elle remonte les escaliers, elle tremble quand même un peu, elle sent qu’elle a froid. Un crapaud à ses pieds. Elle a eu très peur. Mais sa mère l’engueule parce qu’elle n’a pas ramené le bocal de haricots verts et le bocal de pâté. Elle sait bien qu’elle a une tête de linotte. De toute façon, elle n’aime pas ça, les haricots verts.

Elle referme la porte de la loge. Elle prend le couloir et ouvre la porte de la seconde loge. C’est encore une loge étroite. Elle est à un festival. Elle est assise dans l’herbe. Il fait beau, il y a du soleil. Elle est avec un groupe d’amis, un groupe d’amis de son frère, principalement. Elle ne s’amuse pas beaucoup. Il y a ce chanteur énervant qui ne peut plus chanter. Il n’avait déjà pas beaucoup de voix mais là, il n’en a carrément plus. Il laisse ses fans chanter sur la musique qui passe en playback. Gros plans, sur les écrans géants, sur ce chanteur énervant. Elle, elle cuit avec ce soleil. Son visage rougit, sa peau, habituellement blanche, rougit. Ses tâches de rousseur réapparaissent. Elle se rappelle le jour où son oncle lui a dit, à 10 ans, qu’elle regardait le soleil à travers une passoire. Il y a un autre groupe, des hommes, plutôt jeunes. Elle a l’impression qu’ils la regardent et se moquent d’elle, avec sa tête rouge et son chapeau ridicule. C’est ce qu’elle se dit. Elle détourne la tête, baisse la tête, et regarde la scène avec le chanteur énervant. Elle en a marre du chanteur énervant et décrète que c’est son pire souvenir de concert.

Elle sort de la loge. Elle ne danse pas vraiment car elle est trop raide. Elle rentre dans la troisième loge. Encore une petite loge, étroite, dans un théâtre à l’italienne du 19ème siècle. Une petite loge dans laquelle il y a une grande scène. C’est la scène de la kermesse de l’école. Elle doit faire attention pour ne pas attraper des échardes. Sur la scène, il y a les enfants du CE2 qui tournent, certains avec un oiseau à la main, d’autres avec un poisson. A la bande-son, Juliette Gréco. « Un petit poisson, un petit oiseau s’aimaient d’amour tendre ». Les enfants tournent en rond. Elle, elle a honte. Elle a un collant trop transparent et un sous-pull en acrylique trop court. Les deux sont roses, presque couleur chair. Elle, elle a honte parce qu’on lui voit sa culotte. Elle ne sait pas comment se mettre. Elle n’ose pas lever les bras trop haut de peur qu’on voit encore plus sa culotte et la chair de sa peau. Elle tourne sur la scène, elle a l’impression qu’on rit d’elle. On doit sûrement rire d’elle, d’ailleurs, avec ce petit oiseau en carton à la main et des bras qu’elle ne lève pas trop haut. Cinq minutes de chanson, cinq minutes de honte intégrale. Pourtant, elle l’aimait bien, cette chanson.

Elle sort de la loge et prend la quatrième loge, celle en face du couloir étroit de ce petit théâtre à l’italienne. C’est le 14 juillet et le défilé. Elle ne voit pas ses camarades de classe dans les rues. Soudain, il y a le gros David Martin qui déboule dans la rue. Elle est assise sur le trottoir avec ses parents qui restent debout. Elle lui dit simplement, pour lui dire bonjour « hé, salut gros pépère ». C’était simplement pour lui dire bonjour, sans plus. Un simple bonjour et elle se fait engueuler par ses parents parce qu’il ne fallait pas lui dire, à David Martin, « gros pépère ». Pourtant, pendant l’année scolaire, elle se souvient qu’ils étaient allés, avec ses camarades de classe, dans le verger de l’instituteur. David Martin, le plus gros de la classe, avait goûté à un coing sous la demande de l’instituteur. Elle se souvient encore de la tête de David Martin quand il a croqué dans le coing comme s’il s’agissait d’une pomme ou d’une poire. Il avait fait une grosse grimace et avait recraché le bout de coing. L’instituteur s’était moqué de lui. Mais il avait expliqué aussi qu’on ne mangeait pas les coings crus, qu’on mangeait les coings une fois cuits. C’était une leçon de choses. Une drôle de leçon de choses, certainement, pour David Martin. Toute la classe s’était moquée de lui. Elle, elle ne savait pas qu’il ne fallait pas l’appeler « gros pépère ».

Elle sort de la loge et s’engouffre dans une cinquième loge. Elle a 10 ans et demi. C’est la rentrée et elle a repris les cours de danse. Elle voit sa mère l’emmener à son cours de danse et dire au professeur ainsi qu’aux autres mères de famille, tout haut, tout fort et très fièrement : « ma fille est une jeune fille ». Elle ne sait pas où se mettre. Elle aurait préféré qu’on ne parle pas d’elle comme ça. Elle n’est pas une jeune fille. Elle a cru qu’elle allait mourir. Et elle n’est pas une jeune fille. Elle est encore une petite fille qui va à la danse comme les autres petites filles de son âge. Elle a 10 ans et demi.

A propos de Elise Dellas

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