#photofictions #02 l Photographier les proches, le proche, peut-être.

 Je n’ai jamais fait de photos (ces photos qui figent l’instant), j’ai fui les photos tout au long de ma vie, aujourd’hui encore, je ne fais pas de photos, elles sont pour moi comme des dessins, mais des dessins qui n’auraient nécessité qu’un clic, aucune compréhension de l’objet photographié, un dessin vide, sans vie, la photo ne saisit que la surface, je suis un sauvage. Les photographies ne volent pas l’âme des êtres, juste leurs peaux. Mais j’ai enregistré des images dans ma tête, peut-être qu’avec le temps elles vont s’effacer, alors je regretterais de ne pas avoir ces photos, ces images sur papier, mais ce serait différent, je sais ce qu’il y a de profond sous cette surface photographiée, elles seraient des pense-bêtes. Photographier les mains, les yeux, les têtes, les pieds, les silhouettes assises, debout, couchées. Enregistrer sur pellicule non pas les ravages du temps, non, enregistrer une trace de ces êtres, de ces corps vivants pris dans l’instant présent. Garder une image de cette énergie qu’est la vie, cette vie qui circule dans ces corps, comme la sève sous l’écorce de l’arbre. S’approcher des marques, des rides, des cicatrices. Il faudrait aussi photographier la trace des corps dans l’espace. Photographier, les vêtements qui gardent la forme du cops qui les a portés. Photographier les chaussures, les pliures faites par les pieds, l’usure des semelles qui nous montrent l’appui sur le sol. Photographier, le passage des corps dans les draps, les empreintes de mains sur les ustensiles, l’usure des pieds sur les escaliers, sur les poignées de porte. Voici l’esquisse des photos que j’aimerais peut-être avoir en ma possession :
— Ses chaussures, dans l’entrée de l’appartement rue Léon Salagnac. Deux chaussures larges et courtes, marron en cuir épais, un modèle anglais. Elles sont mal cirées, sur le dessus à quelques centimètres de la pointe, deux plis parallèles faits par un pied lourd et court. J’aurai fait cette photo pendant qu’il dormait, lui qui ne se levait qu’aux environs de midi le week-end, là sur le lino bleu, clic, deux chaussures à moi, pour toujours.
— Le drap mouillé du matin, ce drap qui raconte sa difficulté d’enfant qui change de monde, ses peurs. Il est enlevé rapidement et mis dans la machine. Je peux le photographier pendant qu’il tourne, à travers le tambour. Il faut juste lancer une machine.
— Les godillots noirs, cirés, impeccables. Ils sentent le cirage. Ils sont à l’entrée du cagibi, la boîte de cirage est au-dessus sur une étagère, elle est accompagnée d’une brosse douce et d’un chamois jaune. Clic, un soir pendant qu’il lisait dans la salle à manger. J’aime toujours les rayons de supermarché qui rassemble les produits d’entretien, le rayon où il y a les boîtes de cirage. J’ai quelquefois l’envie d’acheter une boîte de cirage, de l’ouvrir, de la sentir, je ne l’ai jamais fait.
— L’empreinte de son corps dans le siège de la voiture, un moulage vide aujourd’hui. J’ai l’impression en regardant ces creux, ces plis qu’ils l’attendent. Clic, j’aurai pris la photo, la voiture garée, laissée avec la portière ouverte, qui la volerait ici.
— Les crottes de nez collées au mur, ma surprise en les découvrant une fois son lit démonté pour repeindre la chambre. Une petite fille, ça colle aussi ses crottes de nez sur un mur. Clic, un gros plan du mur, un week-end de juillet, quand elles sont à la mer.
— Son Mug, pour elle les contenants sont importants. Elle a ses préférences, bols, verres, Mugs, tasses, sont triées, sélectionnées. Son Mug du matin, le vert, clic, quand elle le laisse, abandonné sur la table, dans le silence.

A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.

6 commentaires à propos de “#photofictions #02 l Photographier les proches, le proche, peut-être.”

  1. … du palpable des corps à l’impalpable de l’émotion en passant par les photographies qui auraient pu se prendre mais ne se sont pas prises, l’ « extrême proche » est omniprésent, merci pour cet écrit !… cet incipit aussi, Je n’ai jamais fait de photos ; en le lisant, c’est le fameux coup de poing du Je hais les voyages et les explorateurs qui est remonté – étrange sensation ! Pour elle également, merci, Laurent !

  2. « Garder une image de cette énergie qu’est la vie » : une intention qui fait texte fort.
    Cette liste des objets qui auraient été prises si les photos avaient été réalisées est très émouvante.

  3. Bonjour Laurent
    Quelle force dans ce refus et dans la représentation de ces empreintes que sont tes photos imaginaires !
    Merci.

  4. Une sensibilité à fleur de peau, insaisissable à l’objectif. Normal, on est dans le subjectif… Merci pour ce beau texte.