#photofictions #02 | Lili

Matin vers 8h. Un banc public en bois recouvert d’une bâche plastique blanche. La bâche ne touche pas le sol. Un rebord passe à travers une latte du dossier. Dessous, l’extrémité d’un duvet noir. A côté, un fauteuil en fil plastique noir. Une couette blanche est posée pliée sur le rebord du fauteuil. Au sol, une zone herbeuse et une zone terreuse recouverte de feuilles sèches. On distingue un chemin dans les feuilles mortes. Il passe devant le banc. Plusieurs vieux arbres occupent l’espace après le banc. La lumière matinale étire fortement l’ombre d’un tronc. Elle trace une ligne oblique à partir du milieu de la photo vers le coin droit. Le fauteuil est posé dans l’ombre de l’arbre. Le banc est lui aussi à l’ombre. L’ombre portée vient du feuillage des arbres derrière le banc. Au loin dans le fond de l’image, des voitures sont garées au bord du terrain. On distingue quelques façades derrière les feuillages.

Photo prise avec un smartphone Oppo Reno 2Z. Ajout du filtre « cyberpunk ». Avec ce même appareil, quelques instants après avoir pris cette photo, je clique sur la recommandation sponsorisée d’un algorithme dont le titre retient mon attntion. J’écoute le podcast de l’émission radio « Le pourquoi du comment ? ». L’économiste et sociologue américain Weblen connu pour ses études de la consommation de la classe de loisirs est mis à l’honneur. La consommation ostentatoire ne cherche pas à satisfaire un besoin mais à émettre des signifiants de puissance et à susciter l’envie des autres classes. L’élite fait du gaspillage du temps et des biens ses priorités. Il lui importe de consommer plus que nécessaire en partie des bien visiblement couteux. L’ensemble du processus conduit à un énorme gaspillage. Jean Baudrillard dans La société de consommation ou Pierre Bourdieu dans La distinction, mobiliseront les théories de Weblen pour développer leurs thèses.

Ces réflexions sont particulièrement d’actualité à un moment où la sobriété redevient un mot d’ordre et où la surconsommation est pointée du doigt comme responsable de l’aggravation du péril écologique.

Le banc

Quand Lili n’est pas là je dois m’approcher de près pour savoir si elle n’y est vraiment pas. Je soulève la bâche et vérifie qu’elle ne dort pas. À plusieurs reprises je n’ai pas eu à la soulever, car j’entendais son ronflement. J’ai posé le sac avec le repas préparé sous le banc pour qu’elle le trouve plus tard, à son réveil, dans la nuit. Maintenant, je devine si Lili est là aussitôt que j’aperçois le banc. Je sens les petites nuances de la bâche plastique qui préserve seulement les affaires ou qui la protège elle de l’humidité et de la fraîcheur nocturne. Quand Lili s’absente, la bâche tombe en pan oblique net depuis le haut du banc, légèrement surélevée par l’épaisseur du matelas mousse. Quand Lili dort dessous, je distingue l’arrondi de son corps. La nuance est fine, on peut facilement confondre et ne pas savoir si Lili est là ou si elle n’y est pas.

Je sais que Lili n’est pas son vrai nom. Elle l’a accepté. Il se rapprochait de ce qu’elle m’avait répondu quand je lui avais demandé son prénom lors de nos premiers échanges. Nous communiquons difficilement par la parole. Elle comprend quelques mots qui nous permettent de nous organiser dans les échanges de récipients. J’apporte un récipient pour son repas du soir. Elle me les rend nettoyés pour les remplir à nouveau. Je n’ai pas besoin de lui demander, elle rassemble les récipients, les couverts, pour les mettre dans un sac plastique. Parfois elle va chercher les récipients dans le buisson à une vingtaine de mètres. Ils sont suffisamment grands pour cacher les objets. Lili se lève, traverse le chemin de terre, fouille dans le buisson, retrouve les récipients et rapporte l’ensemble pour me le donner.

J’ai d’abord pensé que Lili parlait une langue étrangère. Je ne reconnaissais pas laquelle. Nous nous aidons de gestes, de phrases courtes, de regards et surtout de sourires. Au tout début, avant que nous nous connaissions, Lili crachait. Aujourd’hui nous avons des private joke. Des détails nous font rire toutes les deux. Par exemple quand je demande à Lili « qu’est-ce que tu veux demain ? ». Elle répond « des œufs ». Et nous partons dans un fou rire toutes les deux.

PHOTOFICTIONS #2 A PARTIR DE LA PROPOSITION « POESIE DE L’EXTREME PROCHE » AUTOUR DES PHOTOS DE GIACOMELLI

RETROUVER LA PROPOSITION D’ECRITURE ICI

https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article5201

A propos de Nolwenn Euzen

J'écris dans les ateliers du Tiers Livre depuis 2022. Cycles: "techniques et élargissements" , "le grand carnet", "photofictions" ou 40 jours d'écriture au quotidien" (juin-juillet 2022). Mon blog le carnet des ateliers concerne quelques séjours d'écriture et ateliers que je propose, associés notamment à la marche à pied. J'ai publié deux livres papiers et un au format numérique quand j'étais plus jeune. Je me fâche régulièrement avec l'écriture et me réconcilie. Je suis d'abord une infatigable lectrice. "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue Ces revues m'ont accueillie dans le passé: La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune... Et, grâce à l'anthologie "La poésie française pour les nuls" (éditions First) je sais que dans un des livres de la bibliothèque de la ville où j'habite, c'est moi. Et ça compte d'être tatouée comme ça. J'ai participé plusieurs années aux échanges de blog à blog des "vases communicants" - mon site a disparu depuis. En 2007, j'ai bénéficié d'une bourse de découverte du CNL. Le texte a été abouti. J'ai bifurqué vers d'autres urgences. Enfin voilà quand même, je suis contente d'être arrivé là bien qu'aujourd'hui le temps a passé et que j'ai toujours un casque de chantier sur la tête. J'aime ça.

6 commentaires à propos de “#photofictions #02 | Lili”

  1. Bonjour Nolwenn
    Merci beaucoup pour ce beau texte et pour cette belle expérience de vie et d’empathie.

    • Merci Marion. Oui dans l’idéal « écrire comme on coupe » (« l’écriture comme un couteau »…). Peur de tout retirer parfois, qu’il ne reste plus assez.