#photofictions #05 | Des films et des camions

(un projet en cours…, j’avais en tête des films cultes avec Simone Signoret Casque d’or, et la scène mythique du camion entrant dans l’immeuble de la Gestapo, dans L’armée des ombres… et puis le si étrange Camion de Duras… et comment oublier, la nitroglycérine du Salaire de la peur…)

          Il y a tout cet espace face à lui, dorénavant ce serait ainsi, l’embrassade graphique hallucinante : la route et le coeur, même tempo, même connivence, le sort qu’on réserve au jour pris à la gorge dès l’aube, le jour rangé à la sauvette sur des autoroutes qui l’enregistrent dans une boîte noire, il se le dit, sa vie entière, organisée dès l’aube pour chasser la pensée désorganisée. Cette ardeur à faire des fils sur la route, comme la toile à l’angle de la pièce sociale, cette ardeur confirmerait son espèce : il est le rayon de vitesse G sur le bitume, les mains vibrantes accrochées aux tournants, rives et dérives de la route, un volant plaqué sur la cage thoracique, le vrombissement du moteur comme unique respiration – la race des routards, l’éblouissement des routes si larges qu’elles enflent le coeur d’une jubilation aiguë.

          Il passe d’une ville à une autre, et ne prend pas le temps de s’installer à la table d’une petite brasserie sur le bas-côté des aires de repos, accompagnant autrefois le regard planant de ses compatriotes au-dessus de l’assiette gorgée de sauce et de chaleur de viandes. Désormais désenclavé du groupe, il enfile son sandwich en marchant le long du camion, mâche-marche-sourit pour lui, vaguement. Après c’est le café au distributeur, il avale ça en fumant des roulées, au moins deux qu’il fume sans discontinuer, la rêverie jamais prise de mélancolies confirme son goût pour ça.

          Longtemps il peut marcher de longues minutes au moment des pauses, il prend alors l’odeur des pissenlits aux bordures des stations, dans les champs en friche laissés à l’abandon près du coin réservé à l’endormissement des camionneurs dans le renfoncement du parking. De là-bas des odeurs torrides d’herbes grasses saturent l’air, des choses animales rampent là-dedans, et c’est un souvenir inouï que de s’en souvenir étroitement quand on tombe dans le sommeil.

          Il aurait aimé quelque chose comme une femme – ou de la musique.

          Les hommes poussent le volume à fond dans l’habitacle, c’est une possession dans la gangue de métal, la magie noire des sons électrisants, ils chantent dans les bulles de chewing-gum, et pour eux c’est de l’énergie bien gagnée, redistribuée dans le sang comme un arrivage d’air conditionné, la radio à fond c’est la bonne gageure.

          Quand vient la nuit, en revanche… la faune. Toujours l’appréhension au moment de s’enfoncer dans le sommeil. La peur vient avec ce moment inapprivoisé du sommeil, de la nécessité de faire la nuit, dans le regard suivant machinalement les milliers de kilomètres parcourus des yeux, sur ces milliers de portions de route que l’oeil a enregistrés par avance depuis longtemps, puis il les a mentalement disséqués, digérés, impossible dès lors de les sentir vivantes ces routes, dès qu’il ne faut plus craindre et anticiper les automobiles, par terre, loin par en-dessous, qui court-circuitent fâcheusement les directions et les vitesses, slalomant à leurs bases, au pied des cargaisons gigantesques et tueuses.

          Alors la nuit, sur le parking monumental et désertique, les camionneurs posent les yeux dans les herbes sauvages qui plient sous la nuit. Les herbes ondulent, peuplées de vers luisants qui giclent comme des boules électriques. Le vent fait balancer tout ça, les lumières le long des tiges, la paresse, le plaisir de s’y donner, le corps bruyant de l’autoroute qui suinte sans s’arrêter, même à quatre heures du matin, ce bruit continu qui rentre dans le cervelle et dans le ventre.

          Beaucoup ont des bêtes. Car beaucoup craignent le vol, et l’attaque. Surtout dans les banlieues. Les manouches se cachent dans les forêts… l’excentricité de leurs désirs font peur. On les sent à la ronde, le visage meurtri dans les odeurs fortes de la forêt, prêts à conquérir les cargaisons, parce que ce sont des malins qui n’ont pas froid aux yeux. Les errants circulent le jour et la nuit autour des camions endormis, se faufilent à l’arrière comme des fauves, sont parvenus maintes fois à ouvrir les coffres, à voler des caisses, parfois presque tout le chargement, et ceci malgré les chiens placés la nuit aux pieds des maîtres. Mais à force d’air conditionné, de vie sédentarisée dans l’habitacle, les chiens ont comme perdu le flair. On pourrait s’attendre pourtant à ce qu’ils jappent au tout venant, au moindre froissement des herbes sous la poussée d’un flanc ample et volontaire, les renards aiguisés comme des poignards rôdent sous les moteurs et les satanés écureuils viennent ronger la tuyauterie, en une nuit ils foutent en l’air un moteur.

          Certains attachent le chien à l’avant du camion, espérant qu’ils se dégourdissent un peu en tirant sur la laisse le plus loin possible, guettant les voleurs sans relâche. Mais les voleurs ont des ruses d’indiens : ils jettent de la viande empoisonnée, ils ont des produits qui sèment la pagaille dans les intestins des bêtes, en peu de temps la soupe fait des ravages et les assomme. Après, ils lèvent la place forte, ils peuvent même tirer le couteau au besoin : on raconte qu’autrefois un routard a été égorgé comme une truie pendant son sommeil. Mais des fois qu’on se réveillerait brutalement, il y a la bombe lacrymo qu’ils envoient par la fente des vitres entrouvertes pendant qu’ils fouillent les containers. Ça tournerait au pugilat – il y a parfois un gardien armé sur les parkings, et puis certains ont leurs propres guns. L’ombre d’une arme ouvre l’offensive. Dès lors, des tirs fusent de tout bord. Des silencieux tuent les gens du voyage, quand ils s’approchent de trop près. Guerre de nomades.

          Après faut craindre les représailles, et les gars se sont toujours sentis plus vulnérables, enfermés dans la partie couchette, tandis que les Tanj’ planifient leurs délits sous la flotte. Alors les gars préfèrent encore perdre quelques caisses, tant qu’ils gardent le chien près d’eux. Dans l’habitacle l’atmosphère en est rétrécie. Les haleines se mêlent : vin torsadé bu entre deux clopes, assis à califourchon sur le siège, jambe battante au dehors, le routard a l’haleine chargée à la suite des longues rêveries jetées au crépuscule, et le chien, tard dans la nuit, y mêle son souffle de charognard.

          Chiens de chasse, dogues hideux, fouines, bouledogues, chiens crasses et rasés, dogues allemands anciennement battus, vieux corbillards aux yeux ternes, bigleux trouvés sous les potences – dans les chenils sadiques. Sortis des cages, ils se retrouvent à nouveau enfermés, couchés toute la journée, gardiens dérisoires d’un  siège avant de 38 tonnes, la trogne humide frôlant les vitres froides, flagellées par les pluies.

          C’est un vrai danger, dormir la nuit. Les gars parfois préfèrent circuler toute la nuit, à se bousiller les yeux dans l’éclat des phares jusqu’au petit matin.

          Vers onze heures du matin, ils s’effondrent sur la banquette surélevée, oubliant l’envie de pisser qui les a taraudés depuis des heures, le dogue gémissant contre la portière qui voulait pisser aussi, et n’y pouvait que dalle à part attendre que le sommeil du juste se fisse, jusqu’aux quatre heures de l’après-midi, le visage abasourdi, le dos douloureux congestionné par les heures de conduite, et ce mal de nuque qui frise la tyrannie, fragilise l’équilibre au moment de sortir sur le bitume, alors que depuis des heures il a fallu actionner des pédales sans se tromper.

          Et le réveil à quatre heures de l’aprem, c’est la folie, le désert des parkings, l’absence de danger, le flottement longitudinal des bruits qui semblent d’un coup en suspens. Le jour gris, le jour sale des quatre heures, la conscience aiguë d’être décalé du monde, la tasse de café et les songes un peu délirants, éblouis planant légers,  indescriptibles dans la tête.

          Des filles sont assises sur les pilonnes de béton jamais très loin, couleurs retournées des jupes qui montent jusqu’aux cuisses, repliées sur elles-mêmes, filles penchées sur des téléphones qu’elles peuplent de rigolades et de chuchotements, les jambes courbes rehaussées de hauts talons, couleurs électriques des lèvres, des paupières et des jupes, la peau mal dénudée, encore froissée d’une étreinte récente. Baignées de froid en bordure des aires de stationnement, les filles attendent là tout le jour, la bouche vissée au téléphone, jetant parfois des regards appuyés sur le pare-brise, l’initiant avant la nuit aux feux stridents de l’autoroute.

          Les filles sont les femelles des voleurs, mais font simplement la posture du travail, gagnant leur vie à l’attendre, ce travail du corps dans les renflements des couleurs et les petites lamelles de peau laissées à nu, livrées au regard des chiens qui errent pesamment entre elles et viennent chercher une caresse. Les plus osées viennent toquer aux vitres pour réclamer une clope. Leur haleine de chewing-gum s’enfonce dans l’habitacle saturé de sueurs. C’est saisissant pour les hommes, certains ouvrent les portières, font une place à la fille sur le siège d’à côté, le chien quitte la carriole, et c’est alors le travail mécanique et simple des gestes sûrs et nécessaires qui apaisent le flot lourd des heures grises de l’après-midi sur les aires d’autoroute. La course des mains, sans le baiser possible, le jean vite déboutonné, glissé vite sous l’éloge d’une caresse mécanique, et les trombes d’eau glissent sur les vitres, les regards de celle qui fait à celui qui fait faire, faiseur de joutes nerveuses aux embouchures des corps, et bien sûr c’est toujours trop cher, et plusieurs filles peuvent te faire chier si jamais tu paies pas plus que de coutume, avec les cris qui lacèrent comme des coups de couteau, elles-mêmes formées comme des arcs qui pourraient te décocher une gerbe violente dans les côtes si tu fais pas ce qu’elles veulent. Le plaisir, le prix à payer. Et parce que c’est rare qu’il cède à cette pression du désir, et que ça arrive quand il a trop fait de kilomètres, il a plu un temps infect, c’est toujours aux zones frontalières, entre deux douanes, deux portions de fatigue, deux rives absoutes… qu’il se laisse émouvoir, et qu’il parvient presque à jouir, bouche entrouverte sur l’horizon criblé de lumières rouges orangers qui glissent, grossies sous les gouttes d’eau de la vitre. Le plaisir vient se loger dans la lumière des catadioptres. Au loin, la trois-voies s’étiole dans la respiration, la peau se tord sur le faux-cuir, le lycra des commandes, les mains mêlées aux cheveux, les mots chuchotés en mille langues, quand la vitesse hurle de l’autre côté, encombrée du désir de sortir de soi, de fatiguer la pensée, d’outrer le désir d’être ailleurs. Et le corps usé tombe en déshérence.

          C’est par un temps pareil qu’il l’a rencontrée, elle la Roumaine, lui le Tchèque. C’était à la frontière belge, dans la communauté germanophone, il avait aligné des milliers de kilomètres, revenant du Maroc, sous la chaleur tonitruante de Fès, à Oujda, puis Tanger où il avait encore déchargé des centaines de caisses, il avait pris le bateau, et cette fois c’était la lourde traversée de l’Espagne aux paysages chloroformes et déserts. C’est après la poussière volumineuse et verte des Pyrénées qu’il s’est retrouvé d’un coup sous la pluie.

          La pluie froide et inique des vastes territoires européens.

          Il était rentré dans une station essence après avoir dormi sous la flotte d’un après-midi. L’idée du propre avait flanqué une impression glaciale : l’air conditionné, l’obsession de l’hygiène, les frigos remplis de denrées sous la couche protectrice du froid, le blanc inoculé des étagères, tout faisait froid.

          La fille attendait près du distributeur, accoudée à la tablette pivotante près des hauts tabourets, un téléviseur crachait des images mécaniques et jaunes, un flot d’injures lacérait les étalages, c’était le nouvel épisode de South Park, petite ville du Colorado où les jeunes pètent les plombs, et Kenny allait encore mourir. Les injures étaient si grossières qu’elles interpelaient in oculo, la saleté divertit l’esprit, alors Kalech s’était figé sous le téléviseur, pétrifié, et pris soudain d’un fou rire dans la violence d’un graphique, il avait tourné instantanément le regard vers la fille qui semblait fixer l’écran sans rien entendre. Le sourire plane, elle essayait de comprendre. La série racontait un mixage de situations grotesques, insidieusement grisantes.

          En sortant sur le parking, il avait dû fermer le blouson, en plein juillet la pluie violente et froide fouettait le visage et faisait presque tanguer sur place, on se serait cru en pleine mer. C’est alors qu’il s’est retourné, et qu’il a vu qu’il était suivi.

          La fille avait les cheveux lâchés, une longue mèche plus claire longeait les épaules, et malgré le froid la tenue frisait le mauvais synthétique vert pomme, petit cuir oranger pâle, maigreur des jambes et des avant-bras serrés contre le ventre.

– Tou a une clop’ ?

La voix timide et frêle. Regard en apothème. Il ouvre la poche intérieure du blouson, en tire le paquet de Marlboro écrasé contre la poitrine, tend le paquet, des sourires un peu tristes s’échangent sous l’averse. Il tend la flamme, chaleur triste dans l’air blême. De ce feu tendu, il hisse le corps de la cigarette, et la braise colore la peau marquée de cicatrices, près des yeux cernés de noir, près des lèvres. Ils fument plusieurs clopes contre la portière, s’abritant comme ils peuvent alors que la pluie ne cesse de les harceler. La fille raconte l’ennui, rompue d’attentes, et la pluie libère peu à peu les paroles sombres, séquestrées dans ses souvenirs de non-enfance, le non-sommeil dans les non-nuits, cette non-vie qu’elle vivait, aux abords des autoroutes et des nationales. Elle raconte aussi les tâches exécutées sans rien dire, l’attente et le guet, dans le froid des supermarkets – la voix est si douce et aérienne.

Lui ne disait rien. Il attendait patiemment contre la portière, le moment qu’il faudrait repartir, et oublier la fille perlée de souffrances à dire.

« Ti quoi ? Ti roumain aussi ? » Elle essaye de faire parler. Ils ont presque le même accent, semi-teinté d’italien, limaillé d’orge russe, et c’étaient sans doute les plus belles voix du monde qui s’échangeaient là, le long des routes glacées fouettées par la pluie du nord européen. « Jé sis sûre que ti chantes » lui avait-elle dit. Et pourquoi pas : dire en effet que les ouvriers de l’est peuvent avoir le timbre d’un chanteur lyrique. Il sourit, Kalech a des yeux noirs, son corps est ténu, épuisé. Sa bouche est une colline suave en bas du visage, il laisse en suspens ce qu’il faut dire, s’arrête au sommet d’une phrase, se reprend, réfrène une impulsion, prend un virage, commence puis s’abstient. Points de suspension à chaque intersection. Le va-et-vient est multiple, continu. La voix lancée en pleine course, puis lancée dans la rivière.

La pluie incommensurable les a forcés à rentrer dans la cabine. Il a actionné les essuie-glaces, le caoutchouc écorché griffe la vitre et le bruit incongru les a fait rire. C’est alors qu’ils ont décidé de partir ensemble. Elle a assuré que rien ne la retenait, qu’en partant c’était gagner la vie. Elle a mis ses mains, son visage collé à la peau, il a repoussé l’étreinte.

Moteur en marche, l’énormité de la machine s’est mise en branle.

Les étoiles des témoins lumineux sur le tableau de bord, témoin du dégivrage arrière, chauffage dirigé contre le pare-brise pour chasser la buée, elle suivait tout, elle avait mis la radio.

          Avec la radio, il y a eu des semaines, cinq à six, écoulées dans l’habitacle entre les annonces frappantes des voix pressantes qui scandent les peurs, ramassent l’intellect sur lui-même, en attente d’autres nouvelles catastrophes comme un insecte racorni procédant à petits pas. Les nouvelles du monde remplacent la vie propre, on se déplace en silence dans les ramages de sa propre destinée, calmés, décalcifiés, dépouillés d’orgueil. « Restons rassérénés : si d’autres souffrent, pour l’instant nous sommes au calme » gueule un animateur. Ils avancent ainsi sur le front de l’Europe, immobiles absolus dans la carcasse, traversant des portions de pays de l’est, Bulgarie, Roumanie, Allemagne, dans un afflux de chaleur continentale, avec une masse caféine dans les boyaux, tension pressée comme lorsqu’on a faim, car les gens en plein travail ont toujours faim de quelque chose – de folie pure surtout. Ils auraient pu mettre de la musique pour chasser le monde, le parcourir de l’intérieur comme un corps étranger, imperméable – immuable. Comme un amour idéal.

          Mais la musique est impossible dans le parcours, peut nuire à l’efficace vitesse de prospection. Elle peut attendrir. Ramollir les muscles de la conquête.

          Alors les infos à bloc, dès cinq heures sur les droites rasantes des autoroutes, les 110 cycloniques où l’on se fait dépasser par des bolides argentés à 150, les nationales légères mais surabondées, où les beaux paysages ne font pas oublier les circonvolutions denses et énervées, ces nationales de l’est parisien encombrées de cafards géants, exomobiles aux couleurs USA. Les départementales c’est pareil.

          Les régions paradisiaques sans personne sur les routes, elles sont centrales, dans le coeur vide de chaque pays, dans le milieu comme un trou, avec personne sur les routes. C’est très rare d’y parvenir. Seules les villes périphériques, capitales et frontalières, opercules de nerfs, palpitent retranchées dans les zones portuaires ou industrieuses. Les nouvelles circulent par la boîte lumineuse du tableau de bord, s’infusent dans les carcasses, on apprend que les vies périclitent dans les pôles urbains, les crimes et les accidents, les meurtres d’enfants, tandis qu’ils tournent de ZAC en ZAC, d’entrepôts en entrepôts, chaque début d’après-midi, à conduire et décharger, avec les portières grand ouvertes pour aérer – qui diffusent encore dans l’air les nouvelles du jour, sur tous ces gens qui frappent au coeur et n’ont que ce seul dessein.

          Les parcours en autoroute semblent assurer des fondations, il apparaîtrait que ces lignes droites indélébiles, par l’effet même de répétition, installent une forme de liberté surveillée, la vigilance se met en veille, feux de croisement toute la nuit, parmi les bulbes de lumière qui filent au ralenti sur les traverses de la rétine, les pensées tournent, progressent, carburent. Jamais Kalech ne s’endort, jamais n’a eu les yeux qui piquent, la nuque raide, défaillances optiques, énervement, douleurs dorsales, s’est toujours arrêté à temps. Pauses libératrices où il va errant se balader sans but sur les parkings, où il s’accorde le non-déluge des infos, graille un sandwich, fume des clopes, observe tout à l’air libre, les renards environnants, l’épervier sur un fil de fer barbelé, buste en avant, sûr de lui, guettant les rats et les mulots qui pullulent sous les trente-huit tonnes…

          Il aurait pourtant voulu traverser les centres-villes, corrompre la lumière réservée des lampadaires, ces lumières fauves et jazzy qui fomentent des désirs dans les rêvailles des Nocturno…  Le rythme ralenti des routes, les euphories des grands boulevards, vitrines en pagaille, clignoti clignota, sulfure des enseignes et stimuli des courbes, géométrie agitata, paroles des diagonales, passantes en staccato, fourmis de pacotilles, mise en abyme sempiternelle, éberlué par les ondes – et libre, il se serait fait un chemin d’été sous la visière. Le centre-ville, c’eût été fou.

          Et dangereux sans aucun doute.

          Ils écoutent la radio depuis des semaines, sillonnant l’A6 la plus circulatoire, presque effrayante de vélocité, entre les énormes bourdons pris au piège sur l’asphalte, le soleil creuse des digues de lumière sur le parebrise, elle s’est étalée sur le siège, le corps tordu en arrière, jambes relevées le long de la portière, au ras de la vitre, dos en quinconce contre une grosse couverture, dans le volume élargi de la place passager presque deux places, la peau moirée de sueur, pas de clim’ ils détestent, otites à répétition avec ce gel artificiel des airs – elle dort, et c’est la première fois qu’elle se laisse aller, à dormir complètement, comme ça en pleine journée, le long tout le long des routes. Bascule confiante dans le déroulé des vagues de bitume. Il regarde et ralentit, veilleur agile du carnaval routier. Le poids lourd s’imbrique dans le flux de circulation, jamais ne quitte les 90, ignorant les invectives des abonnés 120 par beau temps, appels de phare des pilotes pressés qui tournent la tête à force de sollicitations, il dépasse à l’arrache les prudents impressionnés par le volume et l’altitude des proues menaçantes. Conserver une vitesse étale, sans à-coups ni freinages intempestifs, circuler calmement, respecter les distances comme on accorde à l’autre le droit de souffler un peu, pas trop lent, le 80 insuffisant pourrait provoquer des pertes de progression généralisées, encourager le doublement énervé, suivi d’un rabattement queue de poisson toujours malvenu. La position du dos l’aide, le mal qui menace, alors se tenir droit, nuque souple contre l’appui-tête. Rester dans la courbe, s’accorder au monde, à sa vitesse de progression. Ne pas faire de plis, sous peine d’être évacué. Beaucoup disent qu’il est encore préférable d’accélérer que de se calfeutrer dans une lenteur insidieuse. Les rapides fluidifient l’espace, évitent les noeuds, les tensions au mètre près, les pics de pollution. Comme dans les eaux cascadeuses des rivières, le canoë doit aller plus vite que le courant afin de louvoyer, anticiper, éviter les impacts, franchir les obstacles, slalomer entre les masses rocheuses, tandis qu’une barque soumise au courant n’a guère de chance de s’en sortir : certains se voient déportés brutalement dans les rochers, emprisonnés dans les petits siphons, aspirés, noyés. Kalech pense aussi à la stratégie des surfeurs, qui s’élancent très tôt dans la vague pour gagner en vitesse, s’arcbouter sur la flamme d’eau, se distendre, voltiger, jongler avec l’écume. Un corps parti trop tard devient très vite le jouet des éléments, forces incommensurables de volume et de puissance. Le corps est boulé dans les flots, écrasé par la tonne d’eau.

          C’est l’heure où les hommes se désaltèrent de bières faciles et fraîches. Boire pour différer les heures de route, l’absorption d’alcool se mue en latence, roulant la fatigue dans la farine, s’intégrant sans plus réfléchir aux rires des autres coyotes. Buvant les bières au coude à coude, perchés sur un siège avant, les jambes pendouillant dans le vide, regard glaireux, sourire humide, ils boivent, se laissent boire et c’est si bon sur le coup, vers ces vingt heures tapantes, de s’arrêter à temps, jouer sur la minuterie de l’alcool, insufflé par mg d’air expiré, quand l’ébriété fait émerger une idée neuve, aimantée, qui soude l’esprit au corps, le dote d’une  énergie nouvelle, et puis ensuite, ils mangent beaucoup pour noyer l’ivresse – se jettent dans les camions vers vingt-deux heures, sachant qu’ils rouleront encore jusqu’à trois-quatre heures du matin. La route leur fera perdre l’excitation joyeuse, la sainte accolade avec la p’tite joie pour soi. Ils fileront moyennement refroidis jusqu’à la prochaine étape. Dans une de ces stations-services qui culminent tous les cinquante kilomètres au bord des nationales. Et c’est un soir comme  ceux-là que Kalech a vu ce dix tonnes vaciller devant lui, plus de minuit au compteur, à peine rapide, cent à l’heure pas plus, juste devant lui, et perdre d’un coup le contrôle, rentrer brutalement dans la barrière centrale de délimitation, la déformant comme une feuille, et s’étaler d’un coup, chute gigantesque, immédiate, immense carriole renversée en une fraction de seconde, par un effet de vitesse et de coups de volant désordonnés, glisser tout le long de la route sur une centaine de mètres, presque brassant des véhicules sur son passage, effrayés, tous effrayés à crier, et Kalech aussi, putain putain, l’horreur absolue de la violence et de la vitesse associée, chaque poids lourd étant mélange absolu de violence et de vitesse potentielles – généalogie du monstre.

          Sur le tard, à la fin du mois d’août, ils n’en peuvent plus de grailler ces genres de sandwichs plastiques, chips au vinaigre, boissons piquantes ultra sucrées, salade burger, fromage orange, steaks frites géants. Rades de routards dans les vapeurs d’hydrocarbures. A couper les boyaux. Les mêmes plats sur les présentoirs des supérettes d’autoroute, comme si le travail devait nouer l’intestin, fausser l’instinct alimentaire, rendre machinal, gargouilleux, goitreux. Contrôlé. Boyaux de silicone aux vapeurs de bière, boyaux pétrolifères dans les vapeurs d’essence. C’est impossible à force. La nausée, le mal-être viendraient de cela.

          Ils se sont arrêtés à la périphérie d’une petite ville en pierres blanches, engoncée sous la route nationale 20. Il faisait beau, ils avaient stationné sur l’aire immense d’un garagiste, dans les gravillons huileux, les raisins rutilants du cambouis. Ils avaient marché au coude à coude jusqu’à la petite rivière de la Juine, le teint frais de l’eau qui coule en chantant, l’esprit juvénile des balades cachottières, les corps perdus mêlés aux grandes herbes. Ils avaient eu l’idée de pêcher la truite en lançant un bout de lard crocheté au bout d’une ficelle, et la truite avait pris au bout d’une heure. Il avait posé une grille d’aération sur un petit feu de bois, barbecue improvisé. Ils sont au calme, ils parlent, ce sont leurs voix, légers déplacements d’ondes dans la pâleur périphérique du bruit – le bruit centrifuge du monde.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

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