#photofictions #05 | Les visiteurs

La caméra est plantée presque au centre sous la pyramide, un peu à gauche de l’escalier qui descend en tournant de la place, un peu en rive des groupes formels ou non qui débouchent du forum, les bras ballants, les mains dessinant les mots ou sacs de papier siglés en main… il regarde sa montre, constate le retard, fait tourner lentement la caméra, capte une famille, puis un couple sans âge – lui bardé d’appareil ,elle, plus grande, jouant à mettre et enlever ses lunettes – qui se dirigent vers l’escalier de gauche et Denon, glisse sur l’escalier montant vers le pavillon Sully, le large couloir menant aux salles d’exposition puis l’accès à l’auditorium, effleurant des silhouettes immobiles têtes levées vers la pyramide, un enfant isolé assis à terre jouant avec on ne sait quoi, des groupes se formant, s’arrête sur l’escalier de l’aile Richelieu, l’accès des groupes et de quelques isolés fiers de leur privilège d’amis du Musée qui prennent pied sur le sol avec la décision de ceux qui savent où ils vont, et elle entre dans le cadre. Il prend la caméra sur l’épaule, laissant le garçon porter le support ; il avance vers elle qui avance vers lui, il coupe la prise de vue.

Ils se sont mis d’accord, ils montent au premier sous-sol de Sully, il reprend la prise de vue, caméra à l’épaule – juste assez maladroitement pour dire l’improvisation, le direct – la suivant pendant qu’elle suit le couloir, entre et ressort du Cabinet de dessins, juste le temps de céder à son désir, mais ils ne sont pas là pour ça, pas vraiment, et il n’y a personne qu’eux, se dirige vers les vestiges de l’ancien Louvre, l’impressionnante base du donjon, elle tend la main comme pour caresser les pierres, arrêtée à faible distance d’un homme, la cinquantaine neutre, visiblement aisé, non mins visiblement étranger, et sans doute américain, regardant immobile, faisant glisser son regard en croix, de gauche à droite, de bas en haut, caressant ainsi à sa façon la forme, lui souriant au passage, elle répond par strong, il se lance dans une phrase, elle dit désolée.. I don’t speak English.. il sourit I love, j’aime – sa prononciation est aussi atroce que la sienne.. Me too – et, lui, à petite distance, zoomant sur eux, il pense on a un problème, mais eux s’en moquent, se regardent, regardent les pierres, se regardent, sourient. Des pas résonnent, quelque part derrière la courbe du donjon, l’homme regarde sa montre, oh ma femme – il s’applique – she will wait, she went to Ma-ga-sin du Louvre… ah les antiquaires, vous devriez go with her à la boutique, they have des bronzes, des foulards very beautiful | elle parle très lentement, découpant les syllabes comme si ça pouvait faciliter la compréhension | bonne visite à vous. Il s’incline un eu, il part. Les pas s’approchent, débouche un gardien, il leur demande ce qu’ils font, vérifie l’autorisation.

Dans une des galeries égyptiennes de Sully, la lente avancée des familles – elle s’est tournée vers la caméra, a dit son étonnement chaque fois de constater que c’est vraiment le coin des groupes de familles, du moins celles avec petits enfants, les ados moins d’ailleurs ils suivent moins les visites organisées en famille – et puis s’est penchée devant une vitrine face à une jeune femme blonde | cheveux courts, yeux bleus, beau hâle de miel cuivré, doudoune de belle qualité et foulard de soie | et la petite bouille aux yeux écarquillés d’une fillette aux cheveux tirés en une natte. Les deux femmes échangent un regard à travers les épaisseurs de verre puis tournent les yeux vers la cuillère de bois exposée, le long corps allongé d’une femme tenant le cuilleron, au moment où la petite voix enfantine souffle un « ça, j’aime », la mère se penche à hauteur de l’enfant pour que leurs regards soient parallèles, veut commencer une phrase interrompue par « tu crois qu’elle bat des pieds ou il y a un moteur dans le rond ? » La mère hésite, elle elle se demande si la réponse va être longue, raisonnable, explicative, mais c’est un «  un moteur, oui, certainement » avec un sourire d’adulte à adulte, la petite elle jette un dernier coup d’oeil perplexe, peu persuadé vers l’objet et puis se détourne, cherche des yeux, va se planter devant une série de minuscules vases blancs…

La caméra voit son sourire quand elle entre dans la salle du palais de Sargon, petite silhouette entre les deux comment dit-on, monstrueusement grands taureaux à face et barbe humaine – il s’agace un peu du choix qu’elle a fait, prenant les commandes pour une fois alors que ce n’est pas son rôle, de ce lieu parce que la salle est vide et qu’on ne voit que sa petitesse et les deux grandes statues, les beaux reliefs aussi qu’il balaye lentement avec l’objectif, et puis un bruit de pas, une brume de voix indistinctes qui se précisent peu peu, il revient toujours aussi lentement vers l’entrée, il voit s’approcher, déboucher un groupe, des adolescentes et adolescents de toutes tailles, unis pas le noir dont ils sont presque totalement vêtus, comme le petit bonhomme, sans doute un professeur ou un guide qui est en tête, vers lequel une grande et porte fille se penche, posant sans doute des questions, recevant réponse brève presque murmurée avant qu’un presque imperceptible raclement de gorge lance la voix, les explications. Il zoome un peu, cueille des visages, ceux qui lancent leurs yeux sur les murs à droite ou à gauche, sur les rois, ou plusieurs fois le roi, Sargon, face à des divinités ou autres, il ne sait pas, ceux qui la fixent, elle, et lui et sa caméra derrière, ceux dont le regard saute par dessus eux pour contempler, comme le veux la voix, les deux taureaux qui font face, derrière lui, à leurs semblables sous lesquels ils passent maintenant, s’égaillant dans la salle. Elle s’est déplacée, il la capte de dos, face à un relief, il voit sa main qui ébauche un geste pour retenir le bras d’un garçon qui tend la main comme pour caresser la discrète rondeur de la jambe du corps de pierre, mais la main retombe et elle dit « on caresse mieux avec les yeux » puis elle s’éloigne et la caméra n’a plus que la hanche du roi et le jeune visage, sous une toison aux boucles presque aussi serrées que celles des statues, qui la regarde, bouche ouverte sur une ébauche de sourire qui ne sait s’il vient, se diriger vers le petit professeur ou guide entouré d’un groupe attentif.

Aile Sully, ils sortent des antiquités orientales, la caméra, son porteur et le garçon, la suivent sur l’escalier roulant, dépassés par des silhouettes dont on ne voit que le dos, les chemisiers, les blousons de plastique ou de cuir, un veston de tweed, un tee-shirt qui lance un anathème et des chevelures de toutes couleurs avec ou sans chapeau ou casquette.

Ils sont assis tous les trois à une table du self, la camera et son pied posés au sol, c’est le garçon qui parle, qui dit ce qu’il a pensé de ce tournage, et ils l’écoutent en souriant, comme un son sur lequel poser leurs idées. Dans une interruption elle tend la main devant elle pour introduire la question qu’elle adresse au cameraman « tu crois que ça va aller ? » – « c’est ce que nous voulions, non? » – « moi je ne voulais rien, c’est toi l’auteur, le | comment dit-on ? | documentaliste… j’ai peur d’avoir été empruntée, que ma présence sonne faux… je fais pourtant souvent ça, m’adresser aux visiteurs, il m’est même arrivé d’intervenir une fois quand un homme en veston à coudes de cuir et foulard de soie tendait un ongle vers la marqueterie d’une commode de Riesener, ou d’Oeben, je ne sais plus, ou des deux, ça ne fait rien, pour voir comment ça tenait… mais là pour la première fois j’étais intimidée, je trouve que ça ne faisait pas naturel comme quand un de mes amis a été filmé faisant son travail à la fin d’un film… en regardant dans une salle le résultat on voyait bien qu’il était le plus mauvais acteur… oh pardon, dois l’être toujours, intimidée, du coup je parle, je parle, tu devrais me dire de me taire… enfin si ça te semble ok c’est bien » – « tais-toi, c’est ce que nous pouvions faire de mieux ».

Je n’ai pas eu la patience de chercher dans mon fatras une photo qui doit bien y être de la base du donjon du Louvre, alors l’ai empruntée à Wikipedia.

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

4 commentaires à propos de “#photofictions #05 | Les visiteurs”