photofictions # 01 | l’oiseau avant de tomber

Cinq ou six élèves attendaient dans l’une des cours du lycée leur première classe de photo. Qui était avec moi ce jour-là ? Abdallah, qui faisait rire tout le monde et qui lui-même était toujours en train de rire ? Nathalie, sans doute, Sandrine, et peut-être Agnès, avec qui je faisais un bout de chemin de retour après les classes. On se séparait sur le pont, là où la Sambre devenait assez profonde pour héberger quatre ou cinq péniches qui faisaient rêver voyages et liberté sous le ciel gris. Agnès bifurquait vers le haut de la ville, je parcourais en sens inverse la rue principale jusqu’au Chemin Vert au bout duquel se trouvait ma maison. Un prof vient nous rejoindre (à quoi ressemblait-il, était-il jeune, vieux ?) et essaye de nous inculquer quelques rudiments techniques. En cercle, nous regardons un carré de ciment sur lequel repose une grande sculpture noire et massive qui représente un oiseau les ailes déployées, l’une pointant vers le haut, l’autre appuyée sur le sol. A un certain moment, le prof nous révèle quelque chose qui, pour lui, est de la plus grande importance : les photos reflètent les émotions, les sentiments que l’on a ressentis au moment de la captation de l’image, si bien que l’on est capable d’y retrouver leur empreinte pérenne. J’ai tendance à croire à tout ce que l’on me dit, surtout si cela arrive par la voix d’une autorité en la matière. Je peux même dans ce domaine me comparer à Pessoa pour qui toutes les opinions étaient bonnes, même celles qui se contredisaient. Je prends mon appareil photo et m’apprête à suivre les conseils du prof. D’où sortait-il, cet appareil ? Qui me l’avait donné ? Sûrement pas mes parents qui ont mis deux ans à m’acheter une guitare, en grande partie parce qu’ils ne supportaient plus les sons stridents qui sortaient de ma flûte à bec. Un oncle peut-être. Je n’aurais jamais pu m’offrir un appareil photo avec mon argent de poche que je réservais uniquement pour des livres. Je regarde l’oiseau à travers le petit carré du viseur et je pense à un oiseau blessé venu mourir sur ce socle de pierre entouré de gazon. Je pense à la frappe fatale qui l’aurait atteint en plein vol, à son atterrissage forcé sur l’une de ses pauvres ailes, puis je presse le bouton. Je ne sais pas comment s’est poursuivi le cours, s’il y en a eu d’autres. J’ai une vague idée de montrer au prof les photos que j’ai prises, mais peut-être que j’invente. Je me souviens cependant parfaitement bien de mon ébahissement quand j’ai vu pour la première fois la photo. L’oiseau que j’avais photographié était bel et bien en train de mourir, ailes ouvertes, dans un dernier sursaut de peine. Pour aider à renforcer cette impression, son corps était traversé par des rayons de soleil qui paraissaient le fulminer de lumière. Une seconde trop tard après le déclic, il serait à tout jamais écrasé sur le sol, succombant sous l’effet implacable de la gravité à laquelle cependant, comme par miracle, il semblait échapper encore. J’ai gardé la photo en souvenir de ma prouesse. Je l’ai en ce moment devant moi. Personne ne serait capable d’y discerner un quelconque oiseau. C’est une masse sombre en contre-jour, dont se détache une vague tête et ce qui semble être, avec un grande dose de bonne volonté, un bec luisant. Les rayons de soleil sont effectivement là, mais plutôt pour aider à la confusion. Si on regarde ce bloc de la droite vers la gauche, sous une autre perspective, comme dans les figures réversibles, on peut voir un chat faisant le salut ignoble, du temps de la deuxième guerre. C’est cependant ma première grande photo. Depuis, sans doute par oubli ou négligence, je n’ai plus jamais mis en pratique le conseil du prof. Non que je n’y croie plus, au contraire. Possiblement parce que j’ai d’autres soucis en tête.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

26 commentaires à propos de “photofictions # 01 | l’oiseau avant de tomber”

  1. On chemine ensemble jeune et à l’écoute des autorité qui parfois ne disent pas toujours les mots qu’ils faut!

    • Oui, c’est effectivement cela, Jen. Je trouve à cette distance l’observation très poétique. Merci infiniment de votre commentaire !

  2. J’aime beaucoup l’usage de l’imparfait, du présent… Le passage de l’un à l’autre, le rythme que cela donne au texte. Merci.

    • Très touchée de votre commentaire, car l’usage de ces deux temps m’a fait récrire le texte plusieurs fois. Votre appréciation me rassure. Merci infiniment, Betty !

  3. ( de l’oiseau au chat ) « dans un dernier sursaut de peine. Pour aider à renforcer cette impression, son corps était traversé par des rayons de soleil qui paraissaient le fulminer de lumière. Une seconde trop tard après le déclic, il serait à tout jamais écrasé sur le sol, succombant sous l’effet implacable de la gravité à laquelle cependant, comme par miracle, il semblait échapper encore. » C’est saisissant Helena et la chute bien entendu … quelle émotion!

    • Merci Nathalie ! J’ai essayé de donner au texte la naïveté d’un regard qui découvre à peine.

  4. ô doux oiseau
    (comme le sentiment qu’il est mort de soif à cause de la sécheresse)
    et on est là avec toi dans ce groupe atelier, et on sent ton impatience de faire, tu étais bien plus jeune sans doute… toi déjà là… toute entière

    • Oui, j’ai essayé de rendre cette naïveté (pas très fière de cette absence de sens critique !) que j’avais au début de l’adolescence (je ne me souviens plus de l’âge, peut-être 14 ans). Merci infiniment pour ton commentaire, Françoise !

  5. Comme un récit d’apprentissage en concentré autour de cette figure d’oiseau capté au moment de sa mort.
    j’apprécie beaucoup ce texte et la référence à Pessoa;
    merci Helena;

  6. J’aime beaucoup la fluidité de ce récit, les questions sur la façon dont on peut regarder/voir si différemment la même chose et aussi l’humour qui parcourt ce texte. Merci Helena !

  7. Coucou Helena.
    J’espère que tu vas bien ?
    Très chouette texte. Le chemin de la photographie, comment on lit une photo, comment d’autres la liront. Ce qu’on en sait secrètement, en fait sa magie. Ce qui est en mémoire, ne se dit pas sur la photo, mais résiste, est tenace, bien là.
    Super !

  8. avec du retard de lecture je découvre l’oiseau après l’égaillement annoncé des fins de cours. il est peuplé d’instants ce texte – qui s’entremêlent – et disent à leur manière ce qui vit à fleur d’image.