#photofictions #02 | une parenthèse dans le temps et l’espace

C’était durant un confinement. Le confinement. Pour moi il fut joyeux. Ma petite fille, quittant Montpellier et la fac désertée, s’était installée chez moi, en montagne, disait-elle. Tout au long des journées, elle sillonnait les sentiers de la forêt proche et moi, plus sage, m’en tenais au kilomètre de référence, ou presque. L’univers proche tout proche, banal parce que trop connu. C’est là que j’ai commencé à photographier les surprises que me réservaient mes promenades, le long de ces chemins si souvent empruntés… des empreintes, des traces à ma portée depuis des années, mais qui soudain m’apparaissaient, m’appelaient… d’autre manière. Parce que le temps de la balade m’était compté, parce que son territoire s’était réduit, parce que mon regard s’était affûté. Parce que je vivais une parenthèse dans le temps et l’espace… Hors le temps, espace réduit… Mon premier étonnement me fut donné par le pic vert dont je vous ai déjà parlé. Et d’autres suivirent.

Le bouleau du jardin, œil grand ouvert, l’autre qui n’est qu’une fente, nez marrant — mais c’est peut-être une mèche de cheveux coquine –, bouche goulue…

Un animal étrange, issu d’une souche oubliée, vieux mouton égaré, d’une blancheur inquiétante, fatigué à en mourir et l’envie de le caresser…

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Le visage d’une elfe gracieuse ayant élu résidence dans l’écorce d’un hêtre, sa chevelure qui cascade, des yeux étonnés, des lèvres à peine esquissées qui attendent un baiser…

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Un masque qui surgit d’une barrière, gardien tutélaire de la ferme du Villard…

Et ce nounours à la truffe luisante, à la bouche en v renversé, qui me rappelle celui d’Aurélie, tout rond, tout rebondi, il avait l’oreille cassée, il était tout râpé , et elle l’aimait d’amour fou – Aurélie, c’est elle qui court dans la montagne ; c’est elle qui, enfant, m’appelait Mamie-montagne pour me différencier de son autre grand-mère qui habitait Marseille –. Et dans ce confinement imposé, je m’inquiétais de ses retours tardifs, et pourtant, pourtant, c’était une grande ! Mais bon, je marchais, je prenais des photos, j’étais dans ce désir, créer une série de photos sur ce thème : traces, empreintes, et ensuite les donner à voir.

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Dont la dernière : une simple photo banale en quelque sorte, une écorce de pin, grise encore par endroits, progressivement tendant vers le brun orangé, et laissant apparaître de profonds sillons.

Mon imagination courait à travers ses veines, ses crevasses, interroge les rainures de son bois. Apparaissaient des formes corporelles, des mutants dérangeants, étonnants. J’ai cerné d’un trait de crayon noir le tout premier qui se dégageait. Son corps stabiloté en rose était celui d’un être androgyne au port féminin, douce poitrine et fier de son pénis dressé, comme faisant un pied de nez à ce que l’on appelle normalité. Il m’enchantait tout comme cette colonne d’hurluberlus, chaussés de sabots, hirsutes, ricaneurs, qui reposait sur un socle, un masque qui pourrait être étrusque. Et tous les autres dansant une joyeuse sarabande dans un monde que j’inventais avec jubilation.

Et là je rejoins Giacomelli quand il écrit : Une photographie n’est pas faite de ce que tu vois, mais aussi de ce que ton imagination y ajoute. Un autre y verra peut-être autre chose. Mais est-ce important qu’on y voie une chose plutôt qu’une autre ? *

Et vous, quand pensez-vous : est-ce important ?

* Entre Vues – Frank Horvat – Éditions Nathan

2 commentaires à propos de “#photofictions #02 | une parenthèse dans le temps et l’espace”

  1. Bonjour Christiane
    Le confinement comme révélateur. Des photos qui envoient des signes au-delà de leur source. Un beau texte qui emmène avec lui.
    Merci beaucoup !