#40jours #11 | portable

Pas possible autrement : il y a un instant il était encore dans une poche, relié aux écouteurs. D’un seul coup plus rien, comme plus un bruit. Tu étais tellement habituée à ce que ta tête soit plongée dans les sons de la playlist qu’en une fois le silence a tout emporté. Pourtant la rue du Repos est particulièrement bruyante mais on dirait que tu n’entends plus rien, comme séparée du monde par une paroi de verre, le choc de la découverte. Il n’est plus là et le flottement a pris sa place comme si chaque artère n’attendait que la fêlure pour s’engouffrer d’un seul coup par la brèche. C’est ce qui a lieu : une violence. Les murs se précipitent, les trottoirs, les revêtements, les vitrines et les visages, les voitures aux klaxons muets, les bus et les métros, tout se jette dans ta tête, un grand précipité de ville, une déferlante de ferraille, de goudron, de fièvre et de fureur. Il y a une seule façon de faire barrage : s’arrêter. Tu te plantes au milieu de la paroisse qui est loin d’en être une. Il reste des bribes, de quoi tenter d’établir la marche à suivre, réviser ce que tu as fait juste avant, par où tu es passée, ce qui t’a échappé au moment où tu marchais encore.  Se reprendre. Mais en t’accrochant à ce que tu dois absolument faire pendant qu’il est encore temps, tu ne te souviens pas de ce que tu as fait ensuite : tu t’es forcément déplacée mais ce n’est plus la même rue. Peut-être es-tu revenue sur tes pas sans le savoir, déjà obsédée par la recherche de l’objet aussi perdu que toi. C’est cela qui t’a déconnectée. Se ressaisir est un acte épuisant car les murs penchent ; les passants pressés te bousculent : s’arrêter net au milieu du tourbillon ne fait pas partie de leurs habitudes et tu les déranges, ça se sent, ça se voit, ils t’en veulent. La ville qui déborde, c’est de ta faute. Il y a bien un carrefour : reconnaissable, avec la façade pompeuse du cinéma désaffecté, condamné depuis longtemps. Soulagement puis terreur :  ce n’est pas le bon carrefour. L’autre était bien accompagné d’un cinéma, mais pas le même, un ouvert, avec file attente, et le tout dernier film à l’affiche. Tu tournes sur toi-même pour tenter de reconstituer le paysage déjà enregistré. Mais c’est pire : le temps d’une rotation, le doute s’est insinué et ce n’est plus du tout le même endroit. Comment faire à présent pour revenir sur tes pas et refaire à l’envers le trajet de la disparition. On dirait que la ville s’aggrave et se mélange. Tu demandes à quelqu’un de faire sonner, on ne sait jamais. On te regarde comme si tu étais folle à lier. C’est cette panique qui monte et ça se voit, rien ne peut l’enrayer, on s’écarte de toi comme si tu étais pestiférée. En plus il va bien falloir retrouver la station de métro parce que cette fois tu vas être très en retard là où tu travailles et tu ne peux prévenir personne. Il suffit de traverser la rue embouteillée et l’accès est de l’autre côté. Mais il n’y a plus d’accès : la station est fermée, on dirait qu’une foule se rapproche . La rumeur te fait réaliser qu’il s’agit d’un boulevard, non pas de la rue longée il y a déjà longtemps. Où est la station ? La ligne directe ? Au moins, en passant par là, il n’y aurait pas eu de changement. Mais là aussi tout s’est dérobé. Il n’y a plus rien.

Bien plus tard, elle a raconté qu’elle s’était mise à pleurer comme une madeleine sur le trottoir ; un groupe de jeunes qui l’observait depuis le trottoir d’en face avait traversé. Sa détresse, son air fragile, sa silhouette d’ange et ses boucles d’or les avaient émus. Tenez, votre portable. Elle était si heureuse qu’elle les a embrassés sur le trottoir. (A Lara)

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.