#techniques #04 | B. et O.

Bernard

Il est Provençal, il parle le provençal, longtemps son horizon se limite aux trois côtés du triangle Avignon-Cavaillon-Carpentras, mieux que Provence, Drôme provençale- Vaucluse, enfance famélique, puis garages, travaux publics, agriculture, viticulture, entretien de chaudières, il bourlingue, les yeux tournés vers le Ventoux, son merveilleux Mont-Blanc, aujourd’hui, sa pension de retraite, ajoutée à celle de C., sa femme, paie tout juste les annuités de leur maison ; comme ses « collègues », il parle très vite, on le dit souvent des gens du sud, il parle très fort aussi ; confond-on volume et vitesse ? très vite, mais paraissant souvent se délecter des mots, en détailler chaque syllabe, jusqu’à donner leur plénitude aux muettes, ils dit caRREfour, bouCHErie, boulanGErie, on rigoLE, ils fait sonner des consonnes que le français n’entend guère : « on mon(‘)te, on chan(‘)te, sa voix amplifie montées et descentes, caractéristiques de l’accent, mais ces vagues se com(‘)binent de telle façon que le nordiste y voit comme une affectation, une mise en scène du discours, comme pour souligner les plaisanteries ; hâbleur, n’espérez pas en placer une quand il a la parole, au besoin, il vous la prendra pour raconter un de ses exploits avant de comprendre à votre regard sceptique… « Té, je blague, oh, oh ! », B. est « blagueur », ce qui signifie à la fois qu’il aime raconter des « conneries » pour faire –au moins- sourire son auditoire, mais tout simplement qu’il parle, ici, on ne peut parler sans blaguer ; il est donc un blagueur-né, caractère lui étant venu avec le langage, il bavarde sur tout et rien en émaillant son discours de jeux de mots, calembours, voire d’allusions grivoises ; quand JMG était enfant, ces blagues du sud concernaient Marius et Olive, on n’en entends plus, peut-être sont-elles trop marseillaises, caricaturant un type de personnage aujourd’hui disparu, à l’opposé, Toto, enfant malin, sarcastique ou naïf leur a succédé, avec ses blagues, dont B. connaît la plupart, il est souvent mis en scène à l’école, ce qui lui permet de moquer l’autorité et le savoir académique ; dans le village où habitent B. et C., on blague aussi beaucoup avec ses voisins, on passe les soirées torrides ou glaciales (c’est le climat provençal) à jouer d’interminables parties de belote ; dès que les partenaires sont repartis chez eux, tout est prétexte à commentaires peu amènes, si par hasard quelqu’un critique l’excès du propos, la réponse traditionnelle : »Oh, je blaguEU !  » dédouane son auteur « ah, alors, si tu blagues, c’est différent »… en attendant la suite… la belote est un grand moment social dans le village, comprenez qu’il s’agit de la belote provençale qui obéit sensiblement aux mêmes règles qu’ailleurs, à l’exception de la règle majeure à tout jeu de cartes : la discrétion ! ici, on joue et rejoue la partie de belote de Marcel Pagnol, qui semble avoir pris B. –entre autres- pour modèle ; la belote provençale est ponctuée d’interventions qui disent sans dire, tout en disant, qui insinuent  tout en s’interrogeant tout au long d’une partie ; quand une manche est finie, qu’on a compté les points et conclu, viennent les discussions sur ce qui s’est passé, ou aurait dû se passer si…, expliquant, justifiant que tel ou tel camp a gagné ou perdu, cette séquence peut durer plus longtemps que le jeu lui-même, elle ne comporte-en général- ni amertume des perdants, ni agressivité entre partenaires ; elle est malheureusement dépourvue du plus intéressant, la pédagogie, il est vrai que le niveau sonore des commentaires, les surenchères « blagueuses » en référence à de mythiques parties excluent toute écoute réelle entre joueurs ; en hiver, les parties de belote s’enchaînent au rythme de deux à trois soirées par semaine, B. passe pour un joueur redoutable, même s’il lui arrive de perdre le fil pour en raconter une dernière… avant la suivante.

Olivier

Entrer dans l’armée, signer pour le maximum, faire carrière en grimpant les échelons, du plus bas, caporal chef au plus haut pour un jeune sans réelle formation, major, le sommet des sous-officiers dans l’armée de l’air ; passion des avions, bricoleur de modèles réduits, il est devenu mécanicien, responsable du matériel « au sol » dans une grande base stratégique ; les avions, il les regarde s’envoler, faire des exercices de décollage-atterrissage à longueur de journée, souvent les mains pleines de cambouis, il voit défiler en uniforme impeccable les jeunes officiers-pilotes prêts pour la parade du Quatorze Juillet ou la visite d’un ministre venu du bout du monde ; parfois un camarade l’emmène dans la cabine de pilotage d’un gros zinc, porteur de troupes, de matériel lourd ou avion-radar bourré d’électronique, immédiatement encadré de chasseurs chargés d’assurer sa défense ; ses camarades l’appellent par son prénom, oublieux des grades, des barrettes, ils savent que, sans lui, bien des départs, des arrivées, des dépannages, des secours en cas d’accident seraient compromis, qu’il garantit horaires, fiabilité dans le détail qui change tout ; avec son « personnel », militaire ou civil, sa bonhommie fait plus que son autorité dont jamais les grades n’ont garanti l’efficacité, il sait que certains officiers pourraient lui reprocher une trop grande proximité avec les « hommes », il n’en a cure, la retraite approche.

Il a épousé une femme plus âgée que lui, adorant les chiens de toutes races qu’elle gâte et cajole, ils ont fait construire une maison simple, de plain pied, pensant à leur vieillesse, un petit jardin, quelques fruitiers rompent avec la monotonie de la plaine où est la base  aérienne ; aubaine pour deux communes, grâce à ses permis de conduire les poids lourds, il est devenu le chauffeur du car de ramassage scolaire, les gosses l’adorent, il les connaît presque tous par leurs prénoms, certains lui font de petits cadeaux, à lui destinés, ou à ses deux petites chiennes ; sa femme se charge de tous les problèmes domestiques jusqu’au jour où l’âge et la maladie l’emportent ; alternativement, Olivier fait rouler ses Citroën de collection et son cabriolet Peugeot dessiné par Pinin Farina, ses anciens passagers le voient tourner autour du village, ils échangent un bref signe de la main.