Rendez-vous raté

Il est dans le hall de la Gare, à l’heure dite du rendez-vous, la verrière sale donne une lumière tremblante il y a du bruit, du mouvement, des attentes impatientes, des ruptures larmoyantes, des séparations de quai, des retrouvailles heureuses, des solitudes qui se traînent au milieu des autres pour ne pas sombrer, des mélanges de parfums, des odeurs de corps, des relents de bouffe, des papiers gras dans les poubelles la tête lui tourne, il regarde le panneau d’affichage, il y a bien un train à 20 h 12 annoncé avec trente minutes de retard à cause des intempéries, quai E, il fait encore un tour, se risque vers la sortie, puis revient sur ses pas, s’achète un journal et finalement s’assoit sur un banc, face au quai E, le temps passe, il jette un coup d’œil à côté, un homme vient de s’asseoir, il fait semblant de s’absorber dans la lecture de son journal, il a soif mais n’ose pas se lever de peur de perdre sa place et puis ce type l’intrigue, il semble ne rien attendre, être là pour être là, au milieu de cette agitation, il ne bouge pas un cil, a le visage figé et le regard fixe, le train de 20 h 12 est déprogrammé, c’est ce qu’annonce le panneau lumineux, il se lève, s’approche pour mieux lire, retourne à sa place, se lève de nouveau, partir, rester, incertitude, comment peut-on déprogrammer un train,  et les voyageurs, déprogrammés eux aussi, on les a débarqués, en pleine nuit dans une gare quelconque, on les a optimisés, formatés, des images de chaînes alimentaires robotisées, des gestes pour se dire les gestes, des mots pour se dire les mots, des lèvres qui remuent derrière des mains aux veines saillantes des tables aux nappes propres à carreaux rouges et blancs, des couples anonymes aux visages arrachés sous des masques blancs sans expression derrière des vitrines embuées, d’autres convois lui reviennent, ceux en partance de Drancy, des wagons à bestiaux, des corps enchevêtrés, humiliés, la solution finale. il n’y avait pas de mystères ferroviaires mais là oui,  son voisin furtif a disparu, il regarde son portable, pas de sms, normal, l’autre n’a pas son numéro, les messages ne passent plus, déprogrammés eux aussi, le hall s’éteint progressivement, sur le parvis, il est absorbé par les êtres errants qui se répandent dans la nuit,  il grelotte,  il a aimé être là, il a aimé attendre, il a eu ce frisson d’inquiétude à l’annonce du retard, il est déboussolé, il s’était construit un coin d’intimité dans cette curiosité d’une rencontre imprévue et tout fout le camp, il se sent floué, trahi, il sursaute, une voix qui lui demande une cigarette, il répond qu’il n’en n’a pas, l’autre l’insulte,  il regarde s’éloigner cet homme de la nuit, il a un goût de vengeance, il le voit étendu les bras en croix baignant dans son sang, la gueule défoncée, tu m’insultes, je te tue, les nuits d’errances sont des meurtres, il passe devant un bar aux rideaux fermés, il entend de la musique, des rires gras, des rires vulgaires,  c’est la fête du slip sur comptoir poisseux, sérial killer de ses fantasmes, il démembre tous les clients un à un, en fait un tapis de déchets et danse, danse à en perdre le souffle, il a peur maintenant de ses pensées, il rase les murs, n’écoute que son pas sur les trottoirs luisants de pluie, il trouve un coin sombre, pisse longuement, un type le dépasse pressé, il s’en fout, il se dit qu’il appartient à l’asphalte crasseux, aux feux clignotants, aux odeurs d’essence, aux remugles d’égout, même si la nuit est froide, pluvieuse, merdique, poisseuse, ridicule, indécente, il prend son temps pour rentrer, il fait des tours et des détours, il achète une bouteille de bourbon à une épicerie encore ouverte, il se souvient qu’il n’a pas mangé, revient sur ses pas, prend un paquet de pâtes, bourbon et spaghettis, repas de fête pour un rendez-vous raté, il repense à toutes ses impasses amoureuses, il a une vague nausée, des regrets en chapelets, avant l’immeuble, il boit une gorgée, ça le réchauffe, il met la clé dans la serrure, la porte s’ouvre sur le vide, sans chats ni chiens, même pas un loup monstrueux et affamé. il pose ses courses sur la table, enlève son manteau, se sert un grand verre, va sur la terrasse, regarde la mer, sombre respiration du large.

A propos de Guy Torrens

Guy Torrens est né en 1952 à Alger. Après des études de philosophie, il se tourne vers le métier d’éducateur auprès de jeunes délinquants. Il anime des ateliers d‘écriture créative à Marseille où il réside. L’écriture et la scène : Chanteur parolier de trois groupes de rock punk ( Fin de série, Dirty Bitch, L.V.3.S) de 1985 à 1995. Tournées principalement en Allemagne, Pologne, République Tchèque, Belgique. Das Klub. Scène vide. La nuit a digéré les derniers spectateurs. Claquements répétitifs d’un soupirail mal fermé. Rythmique minimaliste. « Port de l’angoisse, je bois tes mots, pas tes lèvres. » Les derniers mots flottent encore. Martèlement des pieds, jets de bière, éjaculations spectaculaires. L’écriture et la nécessité : Après la mort de son compagnon qui a partagé sa vie pendant 25 ans, il se consacre entièrement à l’écriture. Poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre. C’est le bruit du moteur. La mort ne fait pas de bruit. Une fuite sidérée. Celle des rêves. Sombre était le jour, sombre était la nuit. On vivait dans cette opacité, propre à rendre fou, n’importe quel homme normalement constitué ; Le message arriva le matin du 2 janvier. Un cri d’année nouvelle. Anonyme. « La vie n’est qu’un sillon, celui qu’on ne peut tracer, les nuits d’errances sont des meurtres. »