#P7 se déploie la vallée

De la baie qui ouvre sur la vallée, effectuer un plan large sur celle-ci, un peu en plongée. Elle se déploie en une étoile qui suit les cassures des cours d’eau. Failles invisibles à l’œil, mais présentes, qui se laissent deviner par un mouvement de terrain, une élévation soudaine, un creux imperceptible, une ligne d’arbres ou une barrière de roches. Là, courent des torrents, le Rif Bel, qui déboule de Risoul, se jette dans le Chagne, lui même affluent du Guil, qui a pris source vers le Mont Viso. Un pays où chantent les eaux. Plus loin, quelques méandres de la Durance apparaissent, noyées dans la brume et les arbres qui la bordent, elle traverse la vallée du nord au sud, autrefois torrent-fléau, aujourd’hui assagie. Une chaîne de sommets ferme la vallée, ils jouent avec les 4000 mètres, les pics d’Ailefroide, le pic Sans Nom, le Coup de Sabre, la selle glaciaire du Pelvoux. Relativement proche, la ligne rose des fortifications Vauban enserre le plateau des Mille Vents et Mont-Dauphin, la fierté du territoire, inscrite au Patrimoine Mondial. L’éloignement écrase les distances, aplatit les perspectives.

A midi, un temps superbe, une brise légère. Peu à peu, au fond de la vallée, des nuages d’un blanc éclatant envahissent le ciel d’un bleu intense. Ils s’installent tout d’abord en tas informe, puis ils bourgeonnent, se séparent, s’épanouissent en mamelons, en dômes, ouatés. Ils se déplacent au gré du vent, se quittent comme à regret, les voici transformés, celui-là prend l’allure d’un mouton dodu, puis d’un agneau craintif, cet autre ouvre une bouche énorme, qui veut-il dévorer ? Il devient ange sage, ailes déployées, il s’amuse à se défaire, s’envole, disparaît. Celui-ci se métamorphose en une sorte d’édredon où il ferait bon se rouler. Ou en poisson-volant. Ils imitent les formes des montagnes qu’ils dominent, se tailladent, mutent en roches et cascades, dessinent des sommets. Inquiétants, soudain. Fatigués de ces jeux, ils s’effilochent en lambeaux, disparaissent. Le ciel est limpide.

J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869

En ce début d’après midi, les rayons du soleil ont réchauffé le sol. Des cris s’élèvent dans le ciel qui se déploie infiniment grand devant la baie. Des cris ? Des sifflements, on dirait une trompette. Un aigle ? Oui, deux rapaces chassent en couple. Des aigles. Ils s’élèvent en planant, leurs ailes largement étendues. Ils explorent le territoire qui défile sous eux. Ils glissent sans bruit, au dessus des prairies, le long des premières collines, des crêtes qui les surplombent. Ils sont navigateurs de l’espace, ils le possèdent du regard, ils le parcourent à la vitesse de l’éclair. Ils étaient là, les voilà invisibles, ils surgissent de l’autre côté de la vallée, ils épousent le terrain puis retrouvent de la hauteur. Ils cherchent une proie, une marmotte, un lièvre, un serpent, un reptile. On devine que l’un des deux complices effraie une bête repérée. L’autre accélère les mouvements de ses ailes, fond en rase-mottes sur sa victime, elle est perdue ! Un éclair, l’aigle est un éclair victorieux.

Qu’est-ce que le regard ?

Un dard plus aigu que la langue
la course d’un excès à l’autre
du plus profond au plus lointain
du plus sombre au plus pur

un rapace

Philippe Jaccottet, extrait de Airs (Oiseaux, fleurs et fruits), Poésie, 1946-1967, Gallimard,

Bientôt 19 heures. Plan rapproché sur un relief particulier de la vallée qui vient d’entrer dans l’ombre des montagnes. Le soleil a atteint sa position ultime à l’ouest. Il se cachera sous peu derrière le massif de l’Oisans. Ses derniers rayons, par une échappée, encerclent la colline qui fait face à la baie-observatoire et la transfigurent. Elle devient élément central du lieu. Enluminée. Dorée. Un cône parfait, comme le bloc de sucre conique qui, au Maroc, accompagne la cérémonie du thé. D’où son nom : le Pain de Sucre. La chaleur estivale a jauni sa pelouse rase. A son sommet, une croix est plantée. Une tâche rouge, une tâche blanche près d’elle, des estivants ont atteint leur but, admirer le panorama à 360°, remarquable. Oui, un sentier enlace les courbes aimables de ce belvédère . Traces laissées par les pas des promeneurs. Un petit groupe monte à pas lents, un solitaire dévale la pente en courant, ils se croisent. Ils marquent un temps d’arrêt, hésitent, à leur gauche un a-pic vertigineux. Par endroits, des masses vertes à ras le sol, des genévriers rampants, ils s’agrippent pour résister aux intempéries. Quelques pins épars, mais ramassés sur eux-mêmes, refusant de s’élever vers la lumière, torturés par la lombarde. Le sentier contourne une petite barre rocheuse. Des jeunes s’y entraînent à l’escalade. On entend les cloches de l’église Notre-Dame d’Aquilon qui sonnent l’angélus. Le soleil a disparu.

Nuit noire sur la commune qui éteint l’éclairage public la nuit. La vallée a retrouvé son calme, son mystère. Il est minuit, ce dimanche 8 août est jour de la nouvelle Lune. L’astre n’est pas visible dans le ciel. Le ciel étoilé vibre dans cet immense espace qui ne connaît pas la pollution. Silence de la nuit. Poudroiement de la Voie Lactée qui traverse le ciel du nord au sud. Présentes toujours, la petite et la grande Ourse, et ces étoiles aux noms magiques, Vénus, Jupiter, Saturne, Mars et enchanteurs Aldébaran, Orion, Castor, Pollux. Pluie d’étoiles filantes qui illuminent le ciel. Traînées scintillantes durant plusieurs secondes. Choisir son étoile. Fermer les yeux. Faire un vœu. Lancer une incantation : vers elle, la première étoile vue cette nuit. Vertige devant l’inconnu, l’immensité de la voûte céleste. Devant ces comètes, nébuleuses, galaxies… si lointaines à des centaines de millions de kilomètres de notre planète… si proches, à quelques minutes-lumière de la Terre… La nature chante. Une chouette hulule dans la forêt proche. Les feuilles du tilleul bruissent. L’eau de la fontaine coule apaisante, glougloute parfois. Émerveillement dans la nuit des étoiles depuis la baie-observatoire du chalet.