#photofictions #02 | soixante cinq pour cent d’eau

Passé le tourniquet, je presse le pas : vite, je m’en vais retenir la lourde porte d’une épaule ; je sens alors les premiers effluves de chlore titiller mes narines et ma gorge. J’ai soudain trop chaud sous mes vêtements d’hiver. Je longe le mur de briques jaunes où sont alignés les sèche cheveux munis de gros boutons poussoir. Les uns fixés à hauteur d’adulte et les autres un peu plus bas, pour les enfants. Une femme en jean et pull à col roulé brosse ses longs cheveux bruns, la tête penchée de côté, le visage légèrement tourné vers le plafond. Deux petites filles se partagent un appareil à leur taille. Leurs têtes se touchent. Des grappes de mèches humides leur tombant sur le visage, elles scrutent le fond d’un paquet de chips. Je repère une cabine disponible et pousse la porte en tâchant de ne pas faire effraction dans l’intimité de quelqu’un. J’entre, et au moment de faire coulisser la targette, je veille à ce que la porte qui mène au côté piscine ne soit pas entrebâillée. Je la rabats. Je réitère plusieurs fois le geste. Finalement je pousse la porte à l’aide de mon pied tandis que ma main retient la porte d’en face. Je garde cette position inconfortable le temps d’actionner le système de fermeture avec la main restante. J’assiste aux convulsions des parois encaissant les coups de coude des voisins. J’entends leurs conversations. Je m’en amuse. Je reconnais l’accent. Ça me touche et ça m’exaspère. J’imagine les visages. Remarquant la pointe d’une chaussure qui empiète sur mon espace, je me sens comme envahi, vulnérable. Je me déshabille sans baisser la garde. Ouvrir l’œil : en haut, en bas, sous le banc. Je pense qu’une main pourrait fort bien faucher mon sac. Je foule de mes pieds nus le carrelage antidérapant en imaginant l’aspect que pourrait avoir une mycose au microscope. Je doute de la couleur de mon maillot de bain. J’acte quelques minutes de scepticisme à l’égard de moi même avant de me souvenir des conseils de ma pneumologue et je me décide enfin. Je contiens dans mes bras la boule de vêtements, l’index et le majeur recroquevillés sur la paire de baskets. Je passe côté piscine. Je reviens sur mes pas. Je récupère une chaussette tombée en cours de route et découvre à cette occasion mes voisins de cabine : un couple de cinquantenaires en maillot de bains. Derrière eux le fond vert pomme des cabines. Lui porte un slip rouge très moulant. Blond, cheveux très courts. Un homme bien bâti – non pas comme ceux qui fréquentent les salles de sport – sans doute qu’il travaille de ses mains. L’homme a passé son bras gauche autour du cou de sa partenaire. La femme porte un maillot noir à deux pièces. Des cheveux filasses, décolorés : on le remarque au niveau des racines. Elle tient du bout des doigts la main de l’homme qui retombe sur sa poitrine. Ils se regardent dans les yeux amoureusement. L’homme fait le pitre, cherche à se faire encore plus grand, plus fort qu’il ne l’est déjà, bombant le torse et fronçant les sourcils comme pour se donner une allure de bandit protecteur, ce qui fait rire la femme. Je cherche une pièce pour le casier etc. Je me dirige vers les douches, serviette sur l’épaule. Je me colle contre un mur au passage impétueux des gamins dégoulinants d’eau froide : Trombinoscope sur fond blanc du mur carrelé des douches ; bonnets de bains, lunettes sur le front ; sourires édentés, concours de grimaces ; des goûtes perlent au bout de leurs nez, au bout des cils. Je perçois déjà le tumulte là-bas : une clameur floue, un flan qui enfle et désenfle lorsqu’il est percé d’un cri trop aigu. Je passe en coup de vent sous la douche, histoire de. Je prends mon courage à deux mains et je traverse le pédiluve, ce repère à serpents articulés de glaçons qui s’enfoncent dans les cœurs en passant sous les ongles. Mon regard embrasse d’un coup les deux bassins, le grand et le plus petit avec le toboggan vert qui s’entortille, en haut duquel des enfants agglutinés grelottent en sautant sur place. Les mains tapotant les bras ou logés entre les cuisses ils observent celui dont c’est le tour de se lancer. Mon regard passe sur tous les corps : Des petits des gros, des grands des minces, des fripés, des ridés, cicatrisés, tatoués, des corps bancals, corps qui penchent d’un côté ou de l’autre, mais aussi les corps trop parfaits, scannés de haut en bas par les yeux des corps maladroits ; des pieds, des mains, des bras, des jambes, des cuisses, des poitrines et des paires de fesses, mais aussi et surtout, de la peau. De la peau de partout. De la peau, du cuir tanné ou pas. De la peau qui témoigne. Qui ne peut cacher le processus de vieillissement qui est en cours. Et sous cette peau, de la chair, des os, du sang et de l’eau. Beaucoup d’eau. Soixante cinq pour cent dans un corps ! Ce qui correspondrait parait il à quarante cinq litres pour une personne de soixante dix kilos. Et soudain je me demande : si on parvenait à calculer la composition d’eau pour huit milliards d’êtres humains, ça ferait combien de piscines, ça ?

A propos de Franck Laisné

À 10 ans j'ai rêvé de devenir écrivain, à 30 je suis devenu acteur. Je noircis des carnets où je passe mon temps à me plaindre tout en nourrissant vaguement l'idée d'en faire un autodafé. J'aime les villes du nord à priori sans charme où les autochtones n'ont d'autres choix que de rire d'eux mêmes. J'aime mon prénom, pas mon nom de famille. Je préfère la bière au vin, le salé au sucré, l'amer à l'acide, le silence à la connerie. J'ai de la suite dans les idées, comme on dit, mais je suis fainéant. Je n'ai pas peur du vide ni de l'ennui, bien que beaucoup d'autres choses m'effrayent : les fascistes, le nucléaire, le patriarcat, l'intolérance, la bureaucratie, la police et les araignées.