vers un écrire/film #07 | sous la glace

il n’y a pas de bruit dans le territoire où je navigue ces temps-ci, l’air y est trop froid et le paysage est recouvert de neige, une neige qui devient glace une fois tombée et fabrique des carapaces permanentes à toutes les choses | toutes les choses donc figées pétrifiées | du moins il me semble qu’il n’y a pas de bruit, que ce pays est plongé dans le silence et soumis à de lents processus d’érosion | et maintenant, bien forcée de m’interroger sur le lieu du récit sonore, j’entreprends un autre voyage au travers de ce pays que je ne connais pas devenu lieu d’écriture, ouvrage en progression, gros chantier réclamant aux sens alerte et concentration pour ne rien rater du murmure incessant qui hante les pages blanches, qui tout de suite occupe le cerveau pour peu qu’on s’y intéresse | c’est une sorte de murmure, une sorte de bourdonnement issu de l’air et de l’eau, composé d’éléments volatiles capables de déplacement, de fusion, d’évolution | c’est le temps qui dessine ce murmure et le pousse vers moi | ou plutôt le grignotement du temps dont on sait qu’il ne cesse jamais, qu’il s’attaque à ce qui est vivant et en suspens pour le transformer, le porter vers sa fin | et plus je m’en rapproche pour le décrire, plus il me fait douter d’aboutir à quelque chose de cohérent alors qu’il s’agit là de l’exact réel : tout du monde murmure dessous la couche de glace qui a pris possession du pays, c’est un fait, et même tout du monde court et se rue, arasant les roches et lissant les versants, entraînant algues et poissons vers d’autres espaces plus loin, alors tout du monde m’interpelle et se mêle par-delà la gangue de silence où se sont réfugiés les mystères de l’univers | et le torrent gronde sous la couche transparente, inaccessible | on dirait que le passé court vers l’aval sans jamais pouvoir le rattraper | il y a la voix des morts, des disparus, des laissés pour compte | il y a des glissements, chuintements, frottements, et aussi la clameur de mes propres émotions en collision avec les craquements de la glace qui prend la terre entière et le ciel, et parfois se rompt | le murmure sourd prend davantage d’ampleur, alimenté par les rumeurs qui proviennent des forêts proches et lointaines, et d’ailleurs je vais me risquer de ce côté-là (car c’est le chemin qu’emprunteront bientôt mes personnages quand les Anciens en auront décidé avec la marche à suivre pour sauver leur peuple) | il y a le cri de l’homme attaqué par un ours d’une stature colossale, cet homme est le chef des clans, il y laisse la peau | il y a les petites créatures qui se réveillent et furètent sous les écorces et s’agitent dans les niches aménagées pour survivre | impossible de tout reconstituer, de rassembler d’un seul élan ces sons et ces rumeurs multiples, ces manifestations de l’air et de l’eau et de la terre qui semble sortir à présent de l’éternel hiver, le bruit s’amplifie tellement qu’il devient gouffre | alors presque rassurants, le claquement rêche des ailes noires de Kaja juste à côté et ses cris énoncés dans l’envol qui viennent m’habiter et prendre possession de l’espace blanc

ai essayé de m'adapter à la proposition d'exploration des bruits en fonction de mon travail en cours (comment résister à une si belle proposition ?)... et il y a tant à faire...

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

17 commentaires à propos de “vers un écrire/film #07 | sous la glace”

  1. Et bien c’est la vie qui appelle et appelle et appelle. Elle est bien à son aise en toutes choses.

    • Merci Louise d’être venue visiter ce territoire…
      et oui, sans doute que tu as raison… c’est la vie qui se manifeste après que les cartes ont été rebattues, il a fallu survivre et là, tout affleure…
      (mais c’est à travailler encore)

  2. J’ai été happée par ton texte. Plus j’avançais, plus j’y étais retenue. Fort.

    • je reçois ton écho qui me donne une petite dose de confiance et je t’en remercie
      jevais tenter de faire quelque chose de ce texte, trouver un moyen de l’intégrer…

    • votre remarque, Brigitte, fait écho en moi… mais qu’est-ce qui échappe à nos sens ?
      Serait-ce relié à notre difficulté de saisir le présent dans sa totalité et dans toute sa vérité ?

  3. L’éveil du bruit est magistrale. Ce « murmure incessant qui hante les pages blanches » s’amplifie, et nous bouscule, et nous emporte. Merci pour toute cette énergie.

    • tes mots récoltés au matin après ta lecture, mots qui soutiennent fort…Merci JLuc
      en fait, grâce à l’atelier, ce « murmure » me reprend après des mois de silence, chantier à l’arrêt depuis le début du confinement… peut être qu’enfin il se réveille et réveille mon envie à poursuivre…

  4. Comme Jean-Luc, cette image m’a accrochée et tout le texte. Après le silence, le murmure de la page blanche, puis ce qui prend ampleur sous la glace… Merci, Françoise

    • dans ce sens-là, ça mériterait d’être développé… et c’est sans doute ce que je vais faire si j’intègre ce passage dans mon chantier
      merci Christophe pour ta visite inattendue…

    • C’est chouette de recevoir cet écho, Jean-Marie que je n’aperçois que de loin dans les zooms et que je connais peu…
      merci d’être passé par là
      et sachez que je viens vers vous aussi régulièrement sans forcément laisser de trace

  5. Cela me fait penser 1.à l’idée d’écrire du point de vue de la montagne et à ce qui fait identité pour un élément de relief 2.à l’idée d’écrire du point de vue du temps long, et à l’impossibilité de penser un son sur le temps long 3.à l’idée d’écrire sur un endroit désert et dépeuplé et à l’impossibilité de penser le son sans rien pour le percevoir où l’écouter 4.à l’idée d’écrire sur l’origine de l’homme et au bizarre sentiment de précarité que cela peut parfois générer. Mais voilà qu’une fourmi se promène sur mon lit. Quel bruit peut-elle donc faire celle-là… Ha oui 5.cela me fait penser à ces documentaires où le son est démultiplié et où on entend les insectes grignoter.

    • je te rejoins sur le sentiment de précarité
      j’ai beaucoup pensé en cherchant l’écriture, à l’amplification des sons sous la glace, aux craquements de la banquise, aux sons si étranges guettés par les radio sonars dans les sous-marins

  6. Beaucoup de force dans ce texte.
    J’adore : « tout du monde m’interpelle et se mêle par-delà la gangue du silence où se sont réfugiés les mystères de l’univers ».
    Le murmure s’impose ici pour traduire l’invisible.