Stay tuned

transports en commun gare de vaise

Il y a des phrases entendues par hasard, au fil de l’écoute distraite de la radio en voiture, qui vous touche de plein fouet. « Regarder vivre les autres, ce n’est pas vivre ». Qui a dit cela ? Quand, à quel propos ? Incontestablement, cela s’adresse à elle qui depuis deux semaines se nourrit de vidéos YouTube et des stories instagram.
Avec de bonnes raisons, certes. Je veux comprendre les outils, leur histoire, leur fonctionnement et en faire un article. Cela me sert aussi à discuter avec mon petit fils qui s’extasie de la croissance de Pewdiepie, suit Squeezie et les copains de Squeezie. Il n’est pas vraiment capable de m’expliquer les heures qu’il passe à les regarder et m’envoie parfois un lien avec un commentaire. « C’est un peu hard, mais c’est impressionnant ». C’est une forme d’échange, une porte qu’il m’ouvre sur son univers; il n’y en a pas tant que ça ! Elle non plus, elle ne sait pas justifier ni sa fascination ni le temps passé. Une vidéo dure souvent 20 à 30mn, il n’est pas rare d’en visionner deux ou trois de suite, voilà une heure passée. Le pire c’est d’y retourner, pour voir la suite.
@Capucinegoalard est une instagrameuse qui présente sa vie rêvée, son enfant parfait, son intérieur charmant, son mari plein de succès, ses voyages au bout du monde, les tenues qu’elle porte. Elle habite les environs de Lyon comme moi et lorsqu’il s’est mis à neiger hier je n’ai pu m’empêcher de cliquer pour voir si elle en parlait. Gagné ! Elle partageait la vue de son retour en voiture de nuit sous la neige (smartphone coincé sur le pare-brise), puis une photo d’elle dans son jardin sous la neige. Et ce matin même chose en couleur (hier c’était en noir et blanc) avec une courte vidéo panoramique suivie de sa tenue du jour (robe en laine blanche sur collants noirs- Bérénice -). Je me tiens au courant. Cette fille a plutôt bon goût, très classique, très portable. Parfois, je sens bien qu’elle s’emballe pour ce sac Kate de Zadig et Voltaire à 600 euros, cuir façon python, avec la signature de Kate Moss sous le rabat. C’est la même chose sur YouTube où je traque les promesses de devenir millionnaire sur internet (toujours pour mon article). Les ficelles sont grosses (« je vous parle depuis ma villa d’Hollywood au bord de ma piscine à débordement, ma tesla est en bas »), les propos alléchants, mais grossiers pour vendre une formation à 997 euros (payable en 3 fois). Elle sait bien que dans toutes les ruées vers l’or, ce sont les marchands de pelles qui sont les seuls à faire fortune et pourtant je suis là devant ce déballage de rêve à deux sous. Et cet autre exilé en Estonie pour échapper aux impôts qui me fait parcourir tout l’aéroport de Tallinn (qui ressemble à tous les aéroports) pour me prouver qu’il y est vraiment. L’esprit critique en éveil, elle s’informe des excès du monde. C’est important, c’est essentiel, il faut pouvoir en témoigner et le dénoncer.
Enquêtrice et voyeuse, je demeure en pure perte de mon temps, de mon attention avec un vague sentiment d’écœurement. Et s’ils n’étaient que deux ! Ils sont des milliers à me voler ma vie, à me notifier, à me solliciter, à me réclamer, à me mendier un like ou un commentaire. Chaque fois, c’est un peu plus de bande passante mangée, un peu plus d’espace de serveur gâché, un peu plus de destruction de la biodiversité, un peu plus de réchauffement climatique. Si seulement un livre venait me sauver ! Si seulement je pouvais m’engouffrer dans une histoire captivante, si seulement un style époustouflant arrivait à me retenir. Je les regarde sans le son, à vitesse multipliée (1,5) pour y passer moins de temps, mais jamais je n’arrive à démonter le mécanisme addictif qui se met en route à chaque fois. Démonter l’addiction, c’est important, c’est essentiel (la démontrer, c’est inutile, elle est dedans).
Chaque matin se promettre de ne pas y aller ou alors pour quelques minutes seulement. C’est impossible, c’est consubstantiel à mon outil de travail et dès que j’ouvre l’ordinateur je suis piégée. Il faudrait, je voudrais. Je n’y arrive pas. Si je ne suis pas présente devant l’écran, c’est comme si je me coupais du monde, de tout ce qu’il s’y passe, alors je reste hypnotisée. La vraie vie n’a pas le même goût de découverte. La vraie vie est lente, il ne s’y passe rien, tout prend un temps fou à advenir. Devant YouTube ou Instagram, des ailes lui poussent à sentir ses rêves déjà réalisés, sa vie transformée; elle baigne dans une ivresse de facilité, d’immédiateté.
Plus tard je m’y mettrai… mais quand je vois le temps qu’il faut pour retoucher la moindre photo, mettre en forme un texte ou tout simplement l’écrire et le corriger. Il me faut cette baguette magique. Demain je m’y mettrai et tout ce que j’ai appris, tout ce savoir emmagasiné me sauvera. Je suis une bibliothèque d’information, un silo de savoirs, une tour de projets. Le bon moment viendra où ils émergeront, se concrétiseront. Le bon moment n’est pas encore venu. Je sais bien que je suis la seule entrave à ma réalisation, il me faut reprendre un peu de cette confiance en moi qu’on me distille et qui un jour fera boule de neige, explosera. Laissez-moi me préparer à accueillir cette énergie puissante qui me transformera. Regarder vivre les autres, ce n’est pas vivre, mais j’apprends beaucoup, j’emmagasine. Tous ces modèles m’inspirent, ils font maturer en moi ce vrai projet que je porte. Passive ? Non, en pleine construction intérieure comme une chrysalide d’où sortira un papillon. Ce magma n’est que réarrangement, mise en forme, avant le déploiement. On ne m’a jamais donné ces clés, cette ouverture sur le monde et la compréhension de moi-même. J’y vois de plus en plus clair, la vraie vie commence demain. Il faut d’abord que je me prépare.
Ce sentiment de vivre plus et plus fort, pourquoi s’évanouit-il devant le peu accompli ?
Elle subit parfois de grandes périodes d’effondrement qu’elle ne s’explique pas. Souvent lorsque l’exaltation a été à son comble, les idées fourmillantes, le cerveau bouillonnant de projets, s’annonce un grand vide, le grand dégoût de soi. Il faudrait, je voudrais. Mais non, c’est passager. Ne te déconnecte surtout pas, on a la solution, c’est normal, reste avec nous. Stay tuned.
C’est pire encore lorsqu’ils ne sont pas là, quand ils n’ont rien publié et qu’un grand vide s’installe. Où sont-ils, que font-ils comme ce samedi matin où j’ai faim de leurs histoires. Je me sens abandonnée. Bien sûr, on est samedi matin, ils dorment après leur nuit de fête. Moi, je suis là déjà réveillée devant mon écran vide à vainement les chercher.
Heureusement parfois cela la lasse. C’est toujours la même chose ! Elle oublie, elle s’éloigne. Elle a ainsi de grands moments de calme, sans ressentir de vide, sans connaître cette épuisante avidité. Elle marche dehors, prépare son jardin pour l’hiver, promène le chien, fait des photos, n’a pas besoin d’autre compagnie que celle des vrais gens autour d’elle, se sent libre, heureuse et complète. Je sais qu’il faut profiter de ces temps où la bête s’apaise, ils sont courts. Elle en a mis un à profit pour suivre leurs conseils et constituer sa propre communauté d’ombres chaleureuses. Des mots doux, des sourires, elle a besoin d’en recevoir, elle les attend ces petits signes qui l’émeuvent et la réconforte. Elle n’est pas seule, ils sont là. Elle crée du contenu, elle crée enfin. Elle se projette enfin à la face du monde. Ils la reconnaîtront, pas tout de suite, pas immédiatement, mais cela vriendra. Suivez-moi, abonnez-vous, likez-moi ! Aidez-moi si je suis au bord du désespoir ! Pas de like ce matin, aucun commentaire ! Ne l’auraient-ils pas vue, n’existerait-elle plus ? Demain, je me mettrai sur d’autres réseaux, je n’ai pas encore essayé Tweeter, Snapchat,Tik-tok, Pinterest. C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute. Stay tuned !

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

9 commentaires à propos de “Stay tuned”

  1. Danièle. Quel superbe texte ! Et il sonne juste. Ce temps passé à regarder la vie des autres, à YouTuber. La vie commence demain. Se préparer, attendre, demain, toujours demain. Et puis se lancer, chercher quelque chose, un retour. C’est fort, très fort. Et comme ça devrait parler à tant de monde. Bravo.

  2. ce que je trouve beau dans ce texte que je viens de relire (et paresseuse comme je suis…;-( ) c’est la façon dont vous faites ressortir « les autres » avec une forme de respect la façon « d’apprendre d’emmagasiner » les autres et de les rendre sur le texte dans les mots et je suppose ici le fonctionnement entre l’œil extérieur regarder observer les autres et l’œil intérieur vous qui en avez la curiosité et surement le gout qui donne à l’ensemble le ton particulier, avec les allez retour entre l’intérieur extérieur comme, si je peux me permettre la comparaison, une abeille qui ramène du pollen dans la ruche et en fait du miel….

    • Merci Jeanne. C’est agréable de voir qu’on a réussi (un peu) à faire percevoir l’ambivalence et la complexité, que le texte parle à d’autres qui peuvent s’y retrouver ou apercevoir d’autres perspectives.

  3. Je suis d’accord avec les commentaires précédents. Vous êtes de tous les bords et c’est la tête qui nous en tourne. Petit clin d’oeil avec la neige à Lyon et envie de voir ce qu’elle postera. Actuel, instructif et beaucoup de rythme. Merci Danièle

  4. Je suis admirative. Récit captivant, je n’ai pas décroché un seul instant. Glissades dans un monde virtuel avec richesses et émotions possibles – que j’aborde aussi depuis peu – et conscience d’un gaspillage de temps et d’énergie…on se dédouble, mais on ne laisse pas tomber! On pense qu’on pourra toujours réfléchir, picorer ici et là, relier, réaliser…mais c’est très prenant. Merci pour ce texte superbe.