Stylo Safety Waterman plume rétractable 1908-4

Attendre un jour au moins pour revenir au stylo contenu dans la boîte. En attendant, se concentrer sur le stylo.

Quand on écrit, on se préoccupe peu de savoir ce qu’il y a à l’intérieur du stylo, du moment que l’encre coule comme le sang de la plaie et que l’on peut arrêter son écoulement simplement en vissant d’un demi-tour pour que rentre la plume dans le stylo et cesse l’écoulement de l’encre. Si c’était aussi simple d’arrêter le sang d’un demi-tour de vis sur une blessure faite à la baïonnette à travers le flanc, on peux visser quoi dans une plaie si large d’où l’air s’échappe avec le sang qui coule?

Tu vois où ça mène d’écrire sur un stylo, sur l’écoulement de l’encre? Ça te ramène aux corps blessés, mourants, couverts de mouches, pas les mêmes, les mouches, selon l’heure de la blessure, l’heure de la mort que l’on consignera approximativement sur un registre après avoir ramassé et identifié les corps.

Est-ce que le médecin-major note sur son registre l’identité et l’heure de la mort des morts avec un Waterman Safety? « 20000 mots sans prendre d’encre, avec la plume « IDÉAL WATERMAN », à réservoir d’encre », 20000 mots, 20000 morts? Tombeaux pour 500000 soldats, il l’a écrit comment Guyotat, au stylo-plume? Au Waterman? À la Remington? Une Remington aux touches bordeaux ou une Royal Safari, comme Bob Dylan?

Revenons au Safety, une fois que tu as dévissé le capuchon, une fois que tu as tourné d’un demi-tour de vis à partir de la molette à la base du stylo et que la plume est sortie, une fois que l’encre se met à tracer les mots qui jusque-là étaient en toi, tue te contrefiches de savoir comment est fait le stylo.

Et pourtant, « à propos de nʼimporte quoi non seulement tout nʼest pas dit, mais à peu près tout reste à dire » rappelle Ponge dans son introduction au galet, 1933.

On se contrefiche de ce qu’il y a dans un stylo qui fonctionne, dont l’encre arrive régulièrement, qu’il suffit de recharger…

Alors que tout reste à en dire:

Comment sont alignées les figures sur les brevet déposés par FC Brown pour Waterman en 1898 puis en 1910, de quoi est composé le stylo, comment est faite l’hélice qui à la fois permet de rentrer et sortir la plume et de l’alimenter en encre…

La Science et la vie, en 1920 avait réalisé l’autopsie pour nous, pour que l’on sache ce qui a permis aux soldats morts comme aux survivants, estropiés, gueules cassées, grands blessés de guerre comme aux chanceux revenus sans atteinte au corps mais le coeur touché, qui a permis à tous ces hommes d’écrire aux aimés, pour rassurer, pour dire leurs colères, leurs joies, leurs espoirs, leurs peurs, et la peur terrible, celle d’écrire la dernière lettre, celle de ne pas pouvoir lire la prochaine, la grande peur de se savoir épinglé ici à jamais, sur la carte où ne serait plus marqué que d’une croix tracée au stylo-plume l’endroit de la dernière bataille avant le dernier souffle.

Tu vois où ça conduit un stylo, on est reparti comme en 14-15-16-17-18…

Alors, La Science et la vie, en 1920, après la boucherie, autopsie le Safety.

Le stylo est démonté sur un schéma pleine page (p.256). Mis à nu, mis à jour:

« LES DIVERSES PIÈCES COMPOSANT UN PORTE-PLUME “SAFETY MÉTÉORE”
A le porte-plume monté; la plume d’or, seule, manque; B, dispositif intérieur du porte-plume; 1, tube-réservoir; 2 capuchon; 3, raccord; 4, propulseur; 5, liège dans lequel passe le propulseur, à frottement lent; 6, spirale; 7 et 8, tige portant la plume; 9, ergot se posant sur la tige et passant par la spirale; 10, le porte-plume dont la plume est rentrée dans le tube
»

Tout cela est bien plus simple que la description qui est faite sur les brevets, avec les figures de coupe, le détail de chaque pièce, vue de face, de profil, de dessus. Justesse et froideur du dessin industriel. La Science et la Vie vulgarise, popularise, elle rend compréhensible le fonctionnement du stylo que tu as en main. Tu peux le démonter à ton tour, voir ce qu’il y a à l’intérieur. Ce ne sont pas des mots qui baignent dans l’encre, mais des pièces usinées avec précision.

La Science et la viesouligne que « la fabrication de ce modèle est particulièrement compliquée; il se compose en effet de huit pièces différentes: réservoir, raccord, propulseur, liège, spirale, tige portant la plume, conduit et capuchon. Toutes ces pièces, de dimensions relativement minimes, sont établies avec précision et calibrées au dixième de millimètre.
Le réservoir est un tube, toujours pris dans du bâton d’ébonite, qui est ensuite foré à un diamètre déterminé de bout en bout. Il est ensuite pratiqué un second forage d’environ un millimètre et demi, supérieur au diamètre précédent et qui s’arrête à environ un millimètre de la partie supérieure du réservoir. Le collet ainsi formé permettra la butée de la pièce qui tient la plume.
Le raccord est fabriqué de la même manière que la “section”, sauf en ce qui concerne le forage, qui est de deux diamètres différents. Dans le plus grand espace se place un liège perforé qui facilitera la manoeuvre à frottement lisse du propulseur et fera joint étanche. Le propulseur est la pièce placée à la base du porte-plume qui sert à la manoeuvre de la montée ou de la descente de la plume. Relié à la spirale, il tourne à l’intérieur du raccord, duquel il n’est séparé que par le liège dont nous venons de parler.
La spirale est un tube fileté d’une rainure à très grand pas, à l’intérieur de laquelle est logée la tige portant la plume; cette tige est munie, à sa base, d’un ergot en ébonite qui s’encastre dans la rainure de la spirale. Il s’ensuit qu’en tournant le propulseur de gauche à droite, la spirale se déplace dans le même sens et l’ergot, engagé dans le pas de vis, suit le mouvement de celui-ci et par conséquent, monte et entraîne avec lui la plume fixée à son extrémité; en fin de course, celle-ci est sortie du tube réservoir. L’opération inverse fait rentrer la plume et permet ainsi de visser le capuchon sur le réservoir et de l’obturer parfaitement.
Tel est le modèle dénommé
Safety par les Anglais et qui, bien que beaucoup plus compliqué que les autres systèmes et contenant une plus petite provision d’encre, semble être le plus en faveur jusqu’à nouvel ordre. »

Fallait-il qu’un tel stylo soit encore perçu comme une prouesse technologique en 1920… Qui pouvait lire ça attentivement? Qui pouvait s’intéresser à la constitution d’un stylo-réservoir? Et qui publierait, aujourd’hui, un article de neuf pages sur le stylo? Qui le lirait dans toute l’aridité de ces descriptions et précisions techniques? La Science et la Vie l’a fait, décrivant une technologie qui permet d’alimenter la vie par les mots. On y apprend aussi, au détour d’une phrase que le Safetyest sans doute l’un des plus vendus au sortir de la guerre.

Outre la normalisation technologique qui va banaliser l’usage dur stylo-plume, il a fallu faire en sorte que la plume ne rouille pas. « Il a fallu la plume d’or inoxydable, à pointe d’iridium pour que le porte-plume réservoir devînt l’instrument réellement pratique et indispensable que nous avons aujourd’hui. »

La poésie de la technologie nous emporte à l’intérieur du stylo. On y suit l’encre, on devient encre, on remonte le pas de vis hélicoïdal, on traverse le conduit qui nous mène à la plume et on se laisse couler à sa pointe sur la page, le corps est devenu liquide, on n’est plus que fluide devenu mot, on se suspend avant de se fluidifier encore au mot suivant on saute légèrement avant de devenir ponctuation point on plonge à la ligne et on poursuit le devenir mots après avoir été changé en encre


Stylo Safety Waterman plume rétractable. Textes précédents:

Stylo Safety Waterman plume rétractable 1908-3

Stylo Safety Waterman plume rétractable 1908-2

Stylo Safety Waterman plume rétractable 1908 – 1

3 commentaires à propos de “Stylo Safety Waterman plume rétractable 1908-4”

  1. Quelle envolée tissée technique, poétique et âpre, du mot, de l’encre, des morts des plaies on est embarquée et curieuse jusqu’au bout ! Merci !