#techniques #08 | Cette dérive qu’on a appelée ainsi

Parfois, il lui arrivait de me répondre. Il était beau. Frêle. Les cheveux bruns bouclés. Une barbe mal taillée. Le regard un peu perdu. C’était un homme égaré, maladroit, naïf. Sa maladresse, sa naïveté, ça m’exaspérait, parfois. Certaines de ses idées m’énervaient. Mais sans cela, sans cette part d’imperfection, je ne l’aurais pas aimé. Elle faisait sa beauté. Ses mains, nerveusement, pressaient les touches de son piano électrique, des mains comme pleines de toutes ses expériences, du poids du monde qu’il avait parcouru, pleines de l’amour que j’avais pour lui, de ma solitude, de mon exaspération. Il y avait là un cœur qui battait.

Longtemps, je me suis cherché un endroit, comme un chez-moi, où j’aurais pleinement ma place. J’attendais d’être aimé, que le regard des autres se pose sur moi, qu’ils me donnent leur estime. De compromissions en compromissions, je me suis défiguré. Qui savait qui j’étais ? Tantôt, je brûlais pour une cause, tantôt, pour une autre, changeant de convictions selon mes fréquentations — alors je m’interdisais de parler.

Quand nous causions, je ressentais une joie mêlée de crainte, comme le pressentiment d’un chaos grandissant. J’avais dans la tête comme des gouffres peuplés d’ombres, comme des monstres qui, la gueule ouverte, comme pris d’un insatiable appétit, dévoraient tout. Lui, il avait dans les yeux — je les avais vus, quand il streamait, ou sur les photos qu’il postait sur les réseaux sociaux — quelque chose de fragile, une sorte de candeur lumineuse qui m’inondait de bonheur, me déchirait, et j’aurais anéanti l’univers pour conserver ce sentiment éternellement en moi. Ca me rendait triste. Ca me torturait, comme la sensation délicieuse du condamné à mort se faisant écarteler, empaler, crucifier. Alors j’étais heureux.

Il était horriblement et désespérément beau, comme ce qu’il jouait au piano électrique. Il y avait, dans ses mélodies, comme l’écho de cités englouties dont la simple évocation me plongeait dans la plus destructrice des terreurs. Il était beau comme les voyages dont il se vantait souvent, comme ce monde en lambeaux qu’il avait — IRL ou en jeu — parcouru, comme les rencontres qu’il avait faites, les détraqués qui lui avaient collé aux basques, et le monde m’était inaccessible. Il était beau, comme la solitude qui me broyait, et comme les murs pleins de regrets de ma chambre, je le haïssais. J’aurais voulu qu’il vienne me libérer. Faire tout s’écrouler. Me prendre avec lui. Nous aurions parcouru le monde à deux.

Qui savait qui j’étais ? Je m’inventais une vie. Sur mes photos, je souriais, j’étais épanoui. Rien ne pouvait venir à bout de ma bonne humeur contagieuse — je n’avais pas le droit de me plaindre. Et toujours, je m’efforçais d’adhérer aux causes les plus nobles, aux idées en vogue, veillant à ma réputation. Tantôt, honteux de mes privilèges, je défendais les minorités, rêvant d’utopies sans failles, désarçonnant avec hargne celles et ceux qui s’y opposaient ; et tantôt, en accord avec les franges les plus conservatrices, je me laissais aller à une haine qui moi-même me faisait peur, insultant, piétinant sans pitié ceux qui n’étaient pas conformes aux injonctions majoritaires. Tout, dans mes alliances, servait mes intérêts. Qui savait qui j’étais ? J’attendais d’être aimé.

Il était beau. Comme la honte qui me tordait. Comme la tristesse qui me brisait, m’anéantissait. Comme tous mes abandons. Cette vie qui stagnait. Les mensonges. Les masques que je portais. Mes compromissions. Comme les yeux de mon chat qui me fixait des yeux, me ramenait dans ma chambre. Après trois ou quatre messages, notre discussion cessait.