#techniques #04 | aperçus dans le village

Ce que c’est que cette attente… Il attend, avachi sur la banquette recouverte de moleskine rouge. Énorme, avachi comme le serait un cachalot échoué sur une plage de sable fin. Dans la baie de Somme. La soixantaine obèse, si bien que son ventre énorme et son visage bouffi se touchent, si bien qu’il doit tenir à bout de bras son téléphone portable pour pouvoir pianoter. Enfin pianoter avec sage lenteur, pas avec la dextérité d’un jeune, non avec lenteur et quelques grognements en accompagnement de l’exercice. Il attend. Il soupire. Ce rendez-vous chez le dentiste semble l’inquiéter. Il est vrai que personne ne va consulter ce patricien avec plaisir. Lui il grommelle, il pianote. Il se rétablit sur le siège, son cul plantureux a glissé sur la moleskine rouge. Tiens, ses chaussettes sont rouges comme elle. C’est curieux, cet homme terne, vêtu de beige, beigeasse plutôt, qui porte, seule note de couleur en sa mise, des chaussettes rouges, les mêmes que celles du commissaire Magellan dans la série télévisée éponyme. Rouge vif. Il soupire. Il attend, se caresse la jouer Il souffre peut-être, il espère être soulagé bientôt ? Une femme, jeune encore, entre dans la salle d’attente. Elle serait charmante, mais quelle mine revêche ! L’assistante qui l’accompagne lui dit : Je vous la rends. La femme murmure : Avec une dent en moins. Et lui : Arrachée ?, vingt grammes de moins à porter ! Il rit de sa plaisanterie, elle non. Il lui faudrait perdre vingt kilos pour ne plus ressembler à un cachalot échoué sur une plage de sable fin. Un cachalot qui espère que la marée remontera très vite, qu’il pourra rejoindre le large. Elle dit : On y va. Il se lève, c’est elle qu’il attendait. Sans doute en a-t-il l’habitude, être à sa disposition, l’attendre.

Ce que c’est que cette phrase… Elle n’en peut plus. Ce gosse voulu, désiré, aimé et qui grandit, s’affirme. Ce gosse intenable à la terrasse du café, il a renversé sa tasse de chocolat, il a écrasé sa brioche, lancé des miettes aux pigeons. Il babille comme un oiseau, il crie comme une pie. Elle n’en peut plus, elle fatigue. C’est ça la maternité ! Ne plus avoir un seul instant rien que pour elle, pour elle toute seule, même pas la nuit, il cauchemarde, il l’appelle, il se blottit contre elle, si doux, et cette odeur de bébé encore, et la tendresse de sa peau. Elle ne se rendort pas, le regarde, un chérubin. Un diable pendant la journée, explorant, courant, chutant, riant, pleurant. Là, elle l’a grondé, trop, c’est trop, elle n’en peut plus. Elle sera sévère, le punira. Comment ? Elle ne sait pas. Elle l’a grondé. Sa petite voix s’est élevée : Mais, je n’ai pas encore cinq ans. Elle aurait du comprendre, l’écouter, lui l’enfançon, si juste dans son dire, dans sa réalité à lui, petit encore dans un monde d’adultes, face à une mère qui ne l’entend pas. Il lui expliquait, oui il était encore petit, avait besoin de réconfort pour accepter les règles. Vulnérable. Elle a explosé, crié plus fort encore, elle a hurlé : C’est plus grave encore… Cette phrase la perturbe, qu’est-ce qu’elle essayait de dire, plus grave que quoi… plus grave pourquoi… et lui, dans l’émotion, et elle incapable de comprendre sa réaction, incapable de lui répondre avec chaleur, avec des mots d’amour… non, elle a lâché, C’est plus grave encore… Cette phrase lâchée par fatigue, qui n’a pas de sens, impossible à expliquer, d’où sort-elle, allons, ce n’est pas la mort du petit cheval, ça se rattrape, faut le regarder dans les yeux, doucement lui parler : oui, mon trésor, tu n’as pas encore cinq ans, tu peux faire des sottises, tu es dans l’âge de faire des sottises, renverser ta tasse de chocolat, non, ce n’est pas grave, viens tout près de moi et ensemble rions. Elle pense : c’est dur d’être un enfant, c’est difficile d’être une mère.

Ce que c’est que cette expo dans la médiathèque… En mai la bibliothèque du village accueille les arbres. Exposition scientifique et interactive. Entre légendes et sciences. Livres, documentaires, photos, lectures, conférences. Et une présentation de sculptures fortes et fragiles d’une artiste locale. Des êtres étonnants faits de bois, d’écorces, de mousses, de lichens, de feuilles. Un visage sculpté dans une souche accueille les curieux. Des silhouettes efflanquées lancent leurs bras décharnés vers le ciel. D’un torse d’homme jaillissent des branches qui partent de son cou et de ses épaules. Un Don Quichotte, sec de corps, brandit une branche qui devient lance, une bogue de châtaigne hérissée de piquants le coiffe d’un heaume. Des personnages rondouillards à la bedaine joviale rappellent Sancho Pansa, fidèle compagnon. Sancho, son valet, son fils, son frère Sancho, son seul amigo. D’élégantes sauvageonnes l’entourent. Une fée des forêts dans sa robe de bouleau blanche, lisse, brillante, incarne la force végétative qui les anime. Cette autre, sous un turban de gousses d’acacia tressées, mène danse joyeuse. Celle-là est femme dont le corps se termine en arabesque, donnant à voir ses racines qui s’enfoncent dans le sol. Et sa compagne porte une couronne en feuilles de chêne où se blottissent des glands brillants comme joyaux. Près d’elles si mystérieuses, se dresse altière, une pin-up de bois, sanglée dans une combinaison-écorce qui porte parures de lichens gris, orange, vert pâle, jaune, en forme d’étoiles, d’écailles, de dentelles, on devine des lobes, des cils plaqués contre l’écorce ou vigoureusement redressés, tout en délicatesse et dégradé de couleurs. Les arbres, aimés et sollicités par l’artiste, ont donné vie à des créatures puissantes que l’on rêve de rencontrer lors de promenades en forêt.