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« Que fait-il en forêt ? Que fais-tu seul en pleine forêt ? Qu’est-ce qu’il fait là ? Que se passe-t-il ? J’entre dans la clairière au carrefour en forêt sans personne autour, sans un bruit, sans qu’il bouge en face de moi j’approche de lui, qui n’avance pas, ne recule pas, ne l’entends pas : sur mon chemin, n’ai pas le choix. Qui t’a laissé ? J’en suis si près et je suis seule, la forêt tout autour, loin autour, suis attirée, curieuse. Suis aimantée. Comme il est noir au beau milieu des bois, comme il brille. J’en suis tout près, à présent je me vois dedans et vois qu’il est vide : personne côté conducteur, côté passager. Soulagement, j’en fais le tour. Je commence mon tour. Me sens joueuse, ne me reconnais pas, fais jouer la poignée, prise d’un scrupule, ou d’une peur qui sait ? pose mes doigts sur le capot — qui est froid. Il n’y a, donc, à l’entour que ce véhicule et moi, verrouillé et comme pour moi. Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi si noir ? Je fais aller mon doigt contre le luisant de sa forme, aile avant gauche, pare-choc laqué dans la couleur de carrosserie — je prends mon temps, puis droite, peinture intégrale, noire jusques aux vitres teintées à l’ombre des arbres, des hauts arbres de la forêt, des hêtres. Je suis si près, j’y vois tout en noir, mon reflet se coule dedans, comme il coule, je m’y vois, mon reflet est comme mon ombre. Les ombres des hauts arbres avec moi s’y dessinent et s’y plient. Mon doigt y glisse : de l’eau. L’ombre, c’est la pluie. Il pleut côté passager. Une pluie froide, je sens le froid, dans mon dos qui coule, je me tourne et te vois — comment ça ? Dans une goutte à la vitre tu es là — toi aussi ? Je ne t’entends pas derrière la vitre. Dis-moi. Tu me regardes, ne me reconnais-tu pas ? Que fais-tu, assise à l’arrière, petite dans la banquette profonde et noire, dans l’ombre, ta bombe sur les genoux, ma fille, entre tes mains ? Quel est cet air contrit ? Qu’est-ce que tu as fait ? C’est verrouillé… Cela fait mal, comme tu as mal mon enfant, tu ne sais pas où. Attends, je suis là, maman va t’emmener. Je te conduirai au docteur, ne pleure pas, tes larmes au bout de mes doigts je finis le tour de l’auto, mes doigts en larmes, passe de l’autre côté : côté conducteur — il commence à pleuvoir, non ? de plus en plus fort, sur le toit de l’auto, à ne plus m’entendre, je te perds de vue, je t’appelle : m’entends-tu ? mon enfant serre ma main, maman, ne bouge pas je fais le tour. Je reviens.

Plus fort. Serre, serrez encore, comment est-ce qu’il faut te le dire ? pardon, je ne trouve pas les mots, je n’ai pas eu les mots, pardon. Pardon. C’est infranchissable la barrière de mots entre nous, ils sont tous là, lequel choisir entre tous : ce n’est que le début — vous ne voulez pas voir la fin ? Réponds-moi — Regardez-moi : on est le rond-point, je vous rappelle que vous êtes là — je me rappelle : on est tous là, avec nous, je suis désolée, vous ne partez pas comme ça, avec tout ce qu’il nous reste à faire, à gagner, regardez-moi, on ne lâche rien, serrez — qu’est-ce que je vais dire, moi, à votre enfant ? — Je conduis ma fille au docteur, elle a dit : elle est malade, c’est passé de bouche en bouche, sa fille est malade, elle ne veut pas prendre la déviation… On dit : l’automobiliste, la conductrice… Comme si on n’en était pas, nous : elle est d’abord une mère, je suis une mère, vous êtes une mère, à votre âge et si vous êtes là — si tu t’étais sentie assez concernée, en colère pour être là avec nous tous, c’est pour nous et pour nos enfants surtout. Une mère ? Comment c’est possible ? Je cherche l’enchaînement, j’en rêve la nuit les mots me viennent, plus qu’il n’en faut : un peuple de mots, le rond-point en est plein et ils s’écoulent librement et sans heurt et tu les comprends. J’avais tapé avec les autres sur le toit de l’auto, sur son capot avec le poing, peut-être ce n’était pas très malin, tout le monde tapait, est-ce qu’elle a paniqué ? Elle a pris le rond-point à l’envers — dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est ça. Je me réveille chaque nuit et vous êtes là, je t’appelle : par ton prénom. À ce moment-là je ne le connaissais pas, c’est votre fille, quand elle est venue, le prénom a circulé, votre nom. On ne se connaissait pas, pas le temps, n’est-ce pas ? occupées qu’on était à expliquer, parlementer, faisant la circulation — on la perturbait en fait : c’était nous la perturbation —, on n’a pas eu le temps de se connaître. Le but au début était de faire faire un détour aux autos pour qu’ils consomment leur essence : qu’ils comprennent. On leur montrait une déviation. On ralentissait. On voyait que les gens avaient peur, nous on voulait les encourager à soutenir le mouvement. Allez savoir ce qui se passe dans la tête de quelqu’un. On peut être transformée en auto. S’est-elle sentie piégée dans le véhicule ? Avec la petite… C’est plein d’angles morts dans ces boîtes… On ne réalisait pas. Tous les alentours étaient hébétés, la zone bruissait, les klaxons, ça criait… Maintenant personne, le silence. Je n’entends que ma voix dans la pluie… — Serrez bien, gardez mes mains. J’ai dit : — Madame… Qu’est-ce qui se passe ? Comment on en arrive là ? Attrapée par le pied par une des roues de la voiture — je l’ai lu après dans le journal, je n’avais pas vu —, puis renversée. J’ai lu : la dame décédée. La dame morte. Je t’appelle. Je vous ai dit tu, je n’ose plus — la honte, ou le poids : je porte un monument à votre mémoire là, sur le cœur. Vous qui êtes la première à me partir dans les bras, de ma vie — quasiment : ma veste posée sur vous, tu ne seras pas, tu ne vas pas, vous en allez sur le rond-point, les mots me manquent, quoi vous dire, tu n’es plus là, comment te présenter ça, regardez : regarde, on est tous là, tout autour, on fait barrage, plus de froid, plus de sol, c’est entre nous, allez, ça reste entre nous, marche arrière, on revient sur nos pas, quelques minutes en arrière, les secondes, allez… Les mots pour te retenir, on dit… On ira jusqu’au bout, allez… Je les revois les gens en gilets jaunes autour de nous : de vous — les yeux partir… On ne se connaissait pas, tous, avant vous. — On se tutoie ? Tu ne réponds plus, vous ne m’avez pas répondu. »

Librement inspiré de ci et de ça.

Chris Burden, Deadman, 1972 (Photo Gary Beydler)