#progression #08 | J’ai surpris ton regard

J’ai surpris ton regard. Tu as voulu décrocher le pare-soleil et tu as mordu l’accotement et t’es retrouvée au fossé. Mon père t’a plus d’une fois demandé comment la voiture s’était retrouvée sur le toit le long du Parc des sports. Au Pont de pierre un automobiliste n’a pas vu le cédez le passage et nous a percutés. J’allais à la piscine. J’ai surpris ton regard dans le rétroviseur.

Le soleil est bas en cette saison, il traverse l’étendue des bois nus, translucides. Au milieu des bois, les routes sont toutes droites. Tu as voulu décrocher le pare-soleil et tu as mordu l’accotement et t’es retrouvée au fossé. Tu allais danser. Mon père t’as plusieurs fois demandé comment la voiture avait fini sur le toit le long du Parc des sports. Tu étais seule au volant. C’était avant ma naissance. J’allais à la piscine. Tu avais ces navettes quotidiennes, après déjeuner tu nous conduis à l’école dans la 2CV verte, celle qu’on ne peut pas manquer. Peut-être à cause du parapet — on ne les couvrait pas de fleurs à l’époque — le gars ne nous a pas vus au Pont de pierre et il nous est rentré dedans.

Nous avons tous été déportés vers la gauche. Ma sœur, les enfants que tu gardais, moi. Je ne sais plus si je suis à l’avant ou à l’arrière. Je ne sais plus combien d’enfants. J’étais côté soleil, c’est côté soleil qu’il nous a heurtés. Le soleil de 13h30. Les deux portières enfoncées. À cette saison la forêt est comme du verre. Rien n’arrête le soleil. Il s’insinue, fonce, il glisse vers toi, il te fait de l’œil. Il te gêne. Tu as attrapé le pare-soleil pour le rabattre contre la vitre latérale. Parfois ça accroche. Tu as mordu l’accotement étroit et non stabilisé. Ça a été le fossé, direct, et en pleins bois : rien. C’est toi qui me l’a raconté. Ça revenait. C’est revenu plusieurs fois, mon père te demandant comment tu avais retourné la voiture. Comment à cet endroit. Sous-entendu : qu’est-ce que tu allais faire par là ? J’ai surpris ton regard l’autre jour.

Ce n’est pas non plus le jour où tu as pilé devant le sanglier — pas à la même hauteur, mais sur la même route. Là encore tu t’es fait peur… Tu allais encore en ce temps-là — il y a trois ans, c’était avant le Covid — danser deux fois par semaine. Et seule. Ta table t’attendait. Tu m’as dit comment ça s’était passé après — et d’une certaine manière résolu — mais je ne me souviens pas, d’aucun détail. Je ne sais pas si je veux entrer dans ces détails. Une Simca 1000, blanche je crois — est-ce que je l’ai vue dans l’album ? Comme un ressentiment, le signe que la confiance était une nouvelle fois en crise, il te rebalançait sa question, peut-être quand toi-même, tu en posais une au sujet de son emploi du temps, de ses allées et venues : est-ce que je te demande comment tu t’es retrouvée sur le toit au Parc des sports ? C’était vieux pourtant. C’est antédiluvien puisqu’avant ma naissance. Cette fois tu ne me conduisais pas toi-même à la piscine — l’itinérante —, c’était avec l’école. Quelques minutes avant 13h30 au Pont de pierre un automobiliste n’a pas vu le cédez le passage et nous a percutés de mon côté. Ça a semblé très long. La 2CV a violemment tangué et a fait une embardée mais tu n’as pas perdu le contrôle. Tu as gardé la trajectoire. Nous arrivions au parking. 13h30 revient chaque jour, une fois. Cette séquence traîne encore dans le temps. Quelque part, sans doute, entre toi et moi.

Je ne sais pas quelle tête tu as fait. Je n’ai pas vu ton visage alors, parce que j’étais tourné vers l’autre, le chauffard. Le moment de l’embardée demeure suspendu. Ça n’allait plus finir. Ne pouvant me raccrocher à la vitre, j’ai tapé de mes deux poings contre en direction de l’automobiliste et j’ai grondé. Fort. D’impuissance. Rugi. Nous étions stabilisés maintenant, au milieu de la rue, en face de là où tu stationnais chaque jour, deux fois par jour, où je descendais, où tu me lâchais, sous les arbres devant chez l’entrepreneur de déménagement. Je ne savais pas alors, qu’il faisait aussi pompes funèbres. Tu t’es affairée autour des enfants. Ça s’est mis à parler entre adultes. Alors tu m’as dit d’y aller. Je ne sais pas comment tu as évité le haricot planté de pensées au milieu de la rue. Cette espèce d’écarteur de voies — ce n’étaient alors, aux abords du carrefour, peut-être que des zébras. Ils n’avaient pas encore fait le rond-point. Tu t’es fait peur ce jour-là : tu t’es vue rouler sur la bande d’arrêt d’urgence. Tu t’es vue prendre le rail… Tu t’étais endormie. Tu faisais la route seule. Ça me revient maintenant. Tu te levais très tôt le lundi pour venir te fournir chez les grossistes. Papa n’était plus là. Tu as dû avoir pour chaque chose une fois peur. Pour chaque chose que tu ne fais plus. Chaque chose qui ne t’arrive plus. Une fois suffit. La 206 n’a rien eu cette fois. C’est bien après ça. C’est après le pare-soleil, après le fossé sur la route de Sologne que, bien qu’elle puisse encore rouler, grâce à ce que t’en donnait l’assurance tu as remplacé la 206 par un Captur, boîte automatique.

Ce n’est pas la première fois. Au passage, mon père te demande comment la voiture a pu atterrir sur le toit le long du Parc des sports. Je ne sais pas. Je crois que tu pleures. Les larmes ne sont jamais loin. Tu as voulu décrocher le pare-soleil et tu as mordu l’accotement et… Je ne sais pas, comment tu t’es retrouvée dans l’auto sur le toit au Parc des sports : sous les grands épicéas du parc, ceux dont la ligne hérisse l’horizon par quelque route qu’on vienne, vu que la ville — la petite ville dans laquelle tu ne connaissais personne avant de te marier ; où tu as commencé en travaillant dans ces usines de mécanique que créaient alors des petits patrons d’ateliers de la région parisienne désirant développer leur affaire sans trop s’éloigner des commanditaires dans un bassin d’emploi regorgeant de jeunes gens qui ne voulaient plus entendre parler ni des travaux des champs, ni de la vie des parents ; la ville-étape avec son charmant petit centre-ville médiéval et son château hôtel de ville dressé entre les restes de ses remparts qu’embrassent, ou selon la saison lèchent seulement, les trois bras de la rivière qui lui donne son nom ; la ville de mon enfance ; la ville où tu as eu ton magasin —, la ville est dans une cuvette. J’avais piscine. Tu ne perdais pas de vue la pendule, et ne voulais pas que j’arrive en retard, tu m’as dit d’y aller. Puisque je n’avais rien.

Puis tu es venue. Une heure ne s’était pas passée. Tu es venue prendre de mes nouvelles, ou tu es venue expliquer mon état. J’avais pleuré en racontant. On vient d’avoir un accident. J’avais pleuré, tu devais le savoir — qui aurais-tu été sinon ? Tu nous a rejoints avec la poussette, les petits jusqu’à la piscine sous les tilleuls au bout du Parc des sports. On attendait là que les vestiaires soient ouverts pour se changer. Je vous jetais de loin des regards, de sous les tilleuls, je pouvais vous voir, la maîtresse et toi — pas vous entendre. Parler. C’est ta mère ? J’étais avec les autres, je ne vous ai pas rejointes. Ou brièvement, quand la maîtresse m’a appelé. La maîtresse — le simple fait qu’il y en ait une — créait la distance. En classe — l’accident n’y changeait rien — je n’étais plus à toi. Au cours de ma vie, ou de la sienne, disons de ce temps où nous étions de ce monde tous les deux, mon père n’a jamais obtenu de réponse. Ou il n’a pas voulu y croire. Ou je ne l’ai pas entendue. Est-ce que je ne devais pas l’entendre ? Je ne t’ai pas reposé la question. C’est l’accident dont nous ne parlons pas — c’est la question de mon père. Cette fois au moins tu avais des témoins. Tu avais les enfants. On était en ville — je veux dire : on ne se dérobait pas derrière les kilomètres de haies des environs… Et puis tu n’y étais pour rien. La victime, c’était toi. La conductrice c’était toi. Le cédez-le-passage était pour nous.

C’était sur le trajet.

Ça me revient maintenant. Tu t’étais fait peur ce matin-là. Tu te vois rouler sur la bande d’arrêt d’urgence. Les phares… Tu ouvres les yeux :  tu as bien cru que tu allais te prendre le rail de sécurité. Tu en étais quitte pour une frayeur. Une de plus. Celle-là non plus ne te quitte pas — celle-là peut-être moins qu’une autre : Papa n’était plus là pour te conduire — il prenait sa journée alors. L’entrepreneur, un ami d’amis, quand le médecin l’a appelé est venu s’occuper de lui, je veux dire, de son corps. Je l’ai appris bien après — non : je le savais, bien sûr que je suis censé le savoir. J’ai oublié — veut dire : j’ai mis ça en lieu sûr, tellement que je ne sais où. Tu m’en avais pourtant tout dit dès ton arrivée sur les nerfs, tu étais toute retournée, tes larmes dans ce café tabac où nous nous retrouvions entre Marais et Sentier. Tu es celle qui a connu pour chaque chose ce que c’est que la peur. Je le vois dans tes yeux. J’ai surpris ton regard. Comme s’il était des plus improbable que tu te sois rendue seule à l’orée de la campagne, sur des voies peu fréquentées. Comme si, vu que tu étais seule, il devait y avoir quelqu’un. À cet endroit, il y avait forcément quelqu’un. C’était comme si, depuis lors, avoir un accident de la route, c’était lui faire une infidélité. Comme si ce jour-là avait constitué un précédent. Voir la vie sous ce jour-là. C’était de son vivant. Et rien n’empêche que ce soit toujours le cas…

J’ai repris le cours de mon après-midi. Personne n’avait rien. Je ne me demande pas comment tu viens de passer cette heure. Comment tu te débrouilles des enfants, du constat, des dégâts, voilà qui me passe complètement au-dessus de la tête. Les charbons ardents de cette après-midi de juin — le quatre heures, la sortie des écoles qui est tout de suite là… Comment tu as fait avec la peur des autres, tes protégés. Et comment mon père va l’apprendre — comment il va le prendre. Je ne me mets pas à ta place. Même pas pour savoir comment tu t’en es tirée. Si tu n’avais pas été blessée. Si tu n’en gardais pas des séquelles. Sortir de l’auto… Dans le parfum de résine, l’odeur, du goudron peut-être chaud, peut-être humide, de la terre retournée — de l’essence, l’odeur des stations-services, le parfum de vacances… C’est comme un accident dans un rêve. Quelque part peut-être tes peurs et mes rêves se rejoignent. Tu me dis d’y aller. Je suis éjecté, évacué de notre accident. Je quitte les lieux… L’embardée m’a semblé s’éterniser. L’ellipse. Cela nous est arrivé ensemble. Nous a surpris… Tu as dû le temps des réparations prendre — emprunter — la Capri. Comme tu ne l’aimais pas, n’aimais pas ça, la garer, avec son nez si long, la puissance… Ou bien nous allions tous à pied dans le soleil — c’était la fin de l’année. Dans la 2CV, au volant, tu chantais. Depuis combien d’années ne t’ai-je pas entendue chanter ?

Je l’ai lu dans ton regard. Tu ne veux plus faire la route seule. Une dernière fois j’ai réussi à te convaincre. La précédente à ton retour, tu t’étais retrouvée sur la Francilienne, complètement à l’opposé de ton trajet habituel — mais habituel n’est plus le mot, trop d’années passent entre chacune de tes visites. Le GPS —  tu ne maîtrises pas cette bête-là — depuis des kilomètres ne te disait plus rien. Il a repris langue quand tu as toi-même enfin pu lire sur les panneaux des directions connues. Tu l’engueules. Des panneaux, il y en a trop. Ton auto est pleine de flip. De sanglots. Tu as pourtant, tu dis, la mémoire visuelle des lieux. La configuration de chaque carrefour, tu l’enregistres. Pas besoin de lire les panneaux : où tu es passée une fois, tu ne te perdras plus, tu sauras aller — tu dis. Tu n’es pas du monde des échangeurs — qui font des métastases partout. Comment s’orienter quand la route aussi s’y met : à faire des nœuds ? Nœuds marins… L’échangeur est généralisé. J’ai surpris ton regard cette fois-là.

Ton Captur est noir, laqué, ça prend la poussière. Corbillard — mais c’était une affaire. Parce que tu t’étais trompée à la dernière sortie avant la maison, je t’ai proposé, au retour, de te guider. Sur une quinzaine de kilomètres, je t’ouvre la route. Je tiens comme toi le volant. Nous prenons le même chemin. Seul dans mon auto. Seule dans la tienne. Étrange façon de te prendre la main. J’avais mon pare-soleil, pas toi — car je te couvais du regard au rétro — et c’est là… Tout accident réveille les précédents. Pour que les pleurs viennent et montent, il y faut quelqu’un. Quelqu’un nous tire les larmes d’un endroit qu’on ne se connaissait pas.

Je t’ai scrutée… Ton regard ne m’est pas adressé. J’ai surpris le regard que tu jettes sur la route. Tu connais toutes les peurs. Aucune ne passe. Tu es faite de toutes les peurs. Je ne t’ai pas reconnue. Tu roules parmi les accidents. Tu en as tout autour de toi. Tu as tous tes accidents en tête. Tu les emportes partout avec toi. Je ne te reconnais pas. Tout ce qui précède — que je viens de te dire — c’est : comment je passe à côté de ma mère ; comment je ne te comprends pas. Tu ne te ressemblais pas. Plus. J’ai vu un masque. Le regard inclus dans le pare-brise. J’ai cru te voir regarder la mort en face. Tes accidents sont devant toi.