TOUJOURS

il y avait cette chanson qui commençait TOUJOURS il s’agissait d’une chanson tirée d’une poésie comment dit-on, importée ? mise en musique ? des paroles ou seulement une chanson Léo Ferré évidemment qui faisait « pour tout bagage on a sa gueule/quand elle est bath ça va tout seul/ quand elle est moche on s’habitue/ on s’dit qu’on n’est pas mal foutu » TOUJOURS grinçant le vieux mort un quatorze juillet – plus ou moins – on attend que le temps passe mais non TOUJOURS un mot pour un autre parfois – elle finit par « et en cherchant son coeur d’enfant on s’dit qu’on a toujours (TOUJOURS) vingt ans  » – on l’associe aussi à pour et roule la galère vogue le roulis courent les sentiments TOUJOURS ils sont là, dehors, à attendre que le vent cesse j’ai reposé Moondog parce que ça aide à continuer mais je n’y arrive TOUJOURS pas – pourtant sur le métier remettre son ouvrage TOUJOURS regarder devant soi et tenter d’avancer on en était là et on avait vingt ans – vingt ans disait je ne sais plus qui d’Aden Arabie qu’on ne vienne pas me dire que c’est le plus bel âge de la vie – les gens sont cons parfois – mais illustrer comment ?

je regarde devant moi – le livre je l’ai il est là-bas il a été tiré des flammes je me souviens de la joie de le trouver dans cette jolie édition le lire un goût amer je me souviens de Henry de Monfreid et de cette chanson de Manset, je me souviens de ce temps-là tu sais pourquoi ? un anniversaire je venais d’en avoir seize – le premier jour de juillet soixante neuf, la première fois que j’enfilais un bleu raide amidonné pas neuf trop long la première fois à l’usine – je ne me souviens plus du nom de l’endroit – de nos jours non plus je suis parti travail profession boulot – il y avait la pointeuse qui était réglée au centième de minute il y avait la prime de douche et de noir et le noir de carbone qu’il fallait balayer la brosse du balai qui mesurait un mètre de large l’extension – le samedi matin uniquement et ses quatre heures supplémentaires – la paye un samedi sur deux en liquide les deux types passent la petite carriole quatre roues deux plateaux les enveloppes en long s’ouvrent sur le dessus la fiche de paye imprimée en hauteur sur l’endroit TOUJOURS vers onze heures le samedi mais ça n’a marché que deux fois – pour tordre le truc il faudrait se souvenir des événements qui avaient lieu alors et regarder les journaux d’alors et écouter les informations recenser les titres du hit-parade les écouter TOUJOURS cette impression de redire la même chose TOUJOURS j’ai posé le mot qui revient chaque contrôle v – je suis fatigué – il faut aussi TOUJOURS penser aux illustrations d’habitude c’est égale les choses viennent par elles-mêmes TOUJOURS mais là non quelque chose comme redire les choses mêmes sur les mêmes traces reposer les mêmes pas – mais au loin quand même TOUJOURS c’est là : il y a ce type (*) il y a aussi mon père il y a sa maladie et l’amour que j’avais pour lui que TOUJOURS je lui porte TOUJOURS quelque chose qui ne s’effacera JAMAIS sa montre ses costumes ses chaussures son porte clés en forme de poisson le plissement de ses yeux au sourire il faudrait se souvenir des lieux des gens des choses je me souviens de ses voitures des pneus neige pour le prof de travaux manuels c’était en sixième un goût de prébendes le médecin qui vivait dans cette maison où vivrait quelques années plus tard le prof de maths à blouse grise – l’époque des années soixante TOUJOURS recommencer TOUJOURS et encore à jamais – j’ai gardé le souvenir de cette ville où on livrait le charbon en boulets la carriole était tirée par un cheval qu’on disait boulonnais il était noir il me semble que le père d’un de mes copains de lycée

il n’y avait pas de collège on était en quatrième puis en troisième il venait me chercher il était en vélo et on y allait à pied – le père de ce Didier peut-être bien vendait du charbon dans un dépôt derrière la gare il me semble me souvenir de ces premières années de la vie ici années soixante culotte courte et égratignures aux genoux TOUJOURS ce manque à l’oeil gauche cette difficulté à comprendre pourquoi il fallait vivre ce sentiment que des choses étaient à tout prix cachées et à taire TOUJOURS – je reconstitue tu sais je regarde en arrière les gens disent que la mémoire joue des tours mais c’est faux ce n’est pas elle qui joue c’est nous – il y avait l’école il y avait le vélo rouge et le bleu puis le caddy bleu et blanc ensuite que je démontais puis remontais – on avait à limer la culasse et son joint on avait à mettre de l’huile de ricin dans le mélange on avait à pousser la mécanique – rien n’est innocent tout cadre avec l’époque TOUJOURS c’est là à présent que cinquante ans ont passé à présent qu’on ne retournera plus dans cette cité scolaire cette détestation pour les jésuites d’à côté cette haine plus tard pour les bourgeois c’est comme des cochons plus ça devient vieux ce graffiti sur la maison vers cette époque-là « crapule bourgeoise » en bas je me souviens j’avais gardé des images de cette wtf voiture de merde qui passe et prend en photo tout ce qui passe et bouge et vit TOUJOURS c’est là sûrement mais on avait dit en commençant qu’on ne parlerait pas de cette enfance-là on avait dit qu’on parlerait de ce type (*) et puis c’est parti ailleurs il y avait cette petite chambre, un mètre cinquante sur quatre, dans l’angle du bureau de l’appartement cachée le type est resté caché là cinquante cinq jours la moquette au sol oui – l’étoile entre parenthèses renvoie à l’histoire qu’il faudrait que j’écrive je n’y arrive pas il faudrait mettre des liens ils n’existent pas seulement vers les chansons – il y a sur le blog un endroit sous brouillon et TOUJOURS je remets à demain puisque j’ai des choses à faire – j’ai des larmes à laisser aller TOUJOURS je regarde derrière moi – deux mois de salaire additionnés aux six autres suivants jusqu’en soixante douze où mon père s’en fut j’avais seize ans alors et j’entrai en seconde qui s’appelait alors C – de nos jours c’est S : est-ce qu’on en a quelque chose à foutre, vraiment, de ces études-là ? certains entreprenaient aussi des latin grec supplémentaires seconde C1 celle des enfants de profs les humanités puis khâgne et normale sup ensuite la crème mais c’est un peu TOUJOURS pareil la crème a vite une odeur de pourri si on n’ y prend garde – le trente et un août, sur le compte de la banque nationale pour le commerce et l’industrie – elle était rue des trois cailloux – il devait y avoir quelque chose comme huit cent quatre vingt francs vu qu’on était alors payé moins de trois francs l’heure – la baguette de pain à cinquante trois centimes était alors en vente en face au familistère – il était en rouge et vert – je me souviens avoir cherché ces images avec la voiture – je regarde le monde avec la voiture mais elle ne va pas dans les endroits où il faudrait – j’élabore TOUJOURS en même temps – je dois me souvenir des chiffres ils sont simples et faciles c’est pourquoi on leur fait dire tout n’importe quoi TOUJOURS ce qu’on veut leur faire dire – des traîtres – comme les mots qui le sont aussi parfois – j’avais sur l’oeil gauche un obturateur on m’avait mis à l’arrière de la salle de classe et on brandissait le résultat de l’opération écrit sur l’ardoise c’était la huitième sans doute calcul mental soixante trois il y avait un prof instit alors il y avait ces gens et puis il y avait la maison TOUJOURS il y avait le départ vers sept heures et quart ce jour-là le premier de juillet soixante neuf la toux et la haine de la discipline les vingt deux minutes réglementaires pointeuse aller et pointeuse retour pour déjeuner l’autorisation de sortir sur les pelouses pour manger le sandwich jamais accordée – des prolos sur une pelouse qui se pavanent non mais tu as vu jouer ça où ? – le soleil quand même le rire des gens au fumoir le trente et un du même mois – il m’en reste encore un à tirer et puis plus jamais mais non encore et encore jusque juillet soixante douze – j’ai changé alors d’affectation avec l’aide de mon père (il dirigeait alors le service achat de la boite) (cad sup si tu préfères) – les frites qu’on allait chercher en revenant de l’usine on les mangerait avec des tripes à la mode – j’ai cherché je n’ai pas retrouvé l’endroit – je me souviens du nom du directeur du dépôt – Monsieur Marié – je me souviens de ces choses-là TOUJOURS le type au genou arraché par un pneu de camion qu’il gonflait mal fixé sur une jante – les bouteilles de vin blanc cinq étoiles qui débordaient de son casier – de ses sacoches de mobylette bleue – je me souviens de sa tête ses cheveux ondulés gris son visage – je me souviens de l’inventaire de la fin du mois – cette semaine-là à soixante douze heures – je me souviens du travail d’alors pour quoi faire ? TOUJOURS TOUJOURS j’ai posé Amalia – je le marque juste pour y mettre sa photo

derrière elle on aperçoit la guitare portugaise je ne sais pas il y a quelqu’un qui a dû la voir sur scène était-elle du gabarit de la môme Piaf comme on disait – je la pose là parce que je veux aussi y mettre sa photo avec son Marcel

– un peu comme Simone et son Montand –

– ce n’est pas Kennedy qui vient non et ce ne seront pas des acteurs américains – ce temps-là – juillet soixante neuf on exécutait TOUJOURS au garrot en Espagne chez le voisin l’ordure et sa pide maudite régnaient encore – le monde TOUJOURS et tous les jours, tous les jours le mot rime avec amour tu sais tous les jours sauf le dimanche – la voiture sept heures et quart cet été-là TOUJOURS le plaisir de revenir rester un moment sur la toute petite terrasse devant la cuisine

au milieu du jardin un poirier qui jamais ne donnait – la haie de troènes – je n’avais pas alors de pleurs à retenir – je les retiens TOUJOURS ils sont là attendent peut-être leur heure tu as tout perdu petit pierre me dis-je dans cette maudite compulsion de compassion TOUJOURS regarder derrière soi TOUJOURS se souvenir des belles choses TOUJOURS fixer au loin devant soi ce qui attend TOUJOURS devant soi à jamais continuer et fuir continuer et se battre ne pas baisser les bras maltraiter ce putain de clavier écouter ces chansons qui disent « si une mouette pouvait me raconter ce que sait ce marin qui sur les sept mers naviguait / que mon coeur serait dans cette perfection/comme il battrait sereinement mon coeur mon amour etc. TOUJOURS aussi encore et TOUJOURS « qu’on soit d’la balance ou du lion/on s’en balance on est des lions« 

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

3 commentaires à propos de “TOUJOURS”

  1. Je reste là, un peu bête, à me dire que Tiens, si tu l’avais lu avant, tu aurais pu faire mieux peut-être, t’inspirer de TOUJOURS pour ton PAR-DEVANT, mais non, sûrement pas, parce que ce TOUJOURS là, il a de la hauteur et pourtant des tripes aussi, et puis TOUJOURS, c’est au-delà des mots !

  2. j’ai commencé avec ceux toujours forts mais tendrement joyeux même dans colère avec Ferré et Nizan… les toujours m’ont souvent donné un peu mal au coeur, parfois (zut pour des toujours, tant pis suis fatiguée) ont chatouillé ma résignation, et puis il y en a de confortable ou presque (humainement confortables quoi)

  3. Rétroliens : proposition #02 | un parpaing de phrase – Tiers Livre, les ateliers en ligne