transversales #04 | expansions d’une compression

Ça commencerait autrement …


Ici, la terre est couleur d’acier et de rouille mêlés. Ici les habitants ne sont pas arrivés, non, ils sont nés ici et leurs parents avant eux, ça leur suffit comme explication. Les vieux disent même que dans cet espace austère et rude, les saisons n’existent pas, c’est pour ça que parfois, ils ont l’impression que la température se radoucit. Pour tous ici, la vie est une question d’habitude. Ici on dit que l’eau des ruisseaux qui s’infiltre partout n’est plus potable. Ça les fait ricaner. L’eau empeste le soufre. Enfant, j’aimais la boire, ça me retournait l’estomac, mais c’était comme un défi.J’ai passé toute mon enfance ici. Je me souviens du café-épicerie-droguerie-librairie. La patronne m’avait offert un soda, liquide jaunâtre, légèrement sucré, pas vraiment gazeux, qu’elle préparait dans des bouteilles avec un bouchon de verre cerclé de métal, pour chasser la pourriture, elle disait. Elle avait une fille aux yeux noirs et au teint mat, on l’appelait l’enfant du diable. Elle était belle. Personne ici ne se faisait d’illusion, ici, les gens vivaient comme ils pouvaient. Mes parents, des scientifiques éclairés, s’étaient installés ici, mon frère et moi étions libres de nous organiser, d’observer. Juste après le drame, ma mère est devenue folle, mon père a quitté le pays et moi dans l’histoire, j’ai survécu.

Aujourd’hui, je suis sur la route qui me ramène au village, la neige s´est mise à tomber, ailleurs, c´est l´été. Je me souviens de cette clairière cachée derrière un écran d´arbres. Ce ne sont plus que des branches sombres et vides recouvertes de mousse gélatineuse. Je marche encore un peu, il y a un lac qui s´est formé, je remarque qu´il est noir de pluie. Le village est la copie conforme de celui que j´avais quitté quinze ans plus tôt, sombre et hostile. Pour la première fois, le doute m´a effleurée quant à ce que je faisais ici. Pourtant, je me suis arrêtée et j´ai frappé à la porte. Une femme m´a accueillie, c´était convenu comme ça. Pour moi, elle était comme une connaissance. Elle a dit » il ne faut pas réveiller un chien qui dort ». C´est justement ce que je voulais faire.
Elle m’a servi un plat de patates froides avec des herbes autour et ne m’a pas quittée des yeux. Après on a parlé longtemps. Elle m’a raconté les bergers, les moutons qui ne pouvaient même plus s’accrocher au sol à cause de l’humidité et qui dévalaient la pente de la montagne, les bergers qui sculptaient les branches pour s’occuper et le jeune garçon qui leur avait appris à chanter. Ils avaient décidé de s’enfuir d’ici. Elle les a suivis, elle la fille aux yeux noirs de mon enfance. Ils ne supportaient plus les gens d’ici, les désespérés comme ils les appelaient, ils ont traversé la forêt. On les entendait, une vibration naturelle, presque joyeuse. Elle raconte l’histoire comme une fable, par fragments, elle se souvient qu’ils chantaient tous, elle dit que ce sont des choses qui ne s’oublient pas, elle dit « Le monde n’est pas sentimental, il est sans pitié ». Elle indique la fenêtre du menton et elle se tait. J’étais sidérée, trop pour prononcer un seul mot.

J’ai noirci des pages entières de mon carnet et j’ai imaginé un chant. Dehors, le ciel était terne, il faisait encore nuit.

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Ça pourrait aussi commencer comme ça ….

L’homme qui m’accompagnait m’a proposé une cigarette et quand j’ai dit non, il s’en est allumé une. Il me dévisagea une minute entière et il s’est mis à raconter. Il a commencé à dire que cet endroit, celui où nous étions, était un miracle.

– « Ici, il y a des réfrigérateurs, de l’eau fraîche et pure, de la musique, un cinéma et même un vrai cimetière. Ici le soleil se lève et se couche, et les plantes poussent. »

Il m’a montré une corbeille d’oranges. Je me souvenais, enfant, quand j’avais prononcé pour la première fois le mot Orange. Je m’étais demandé à quoi ressemblait un ciel orange et j’avais essayé d’imaginer son parfum, quelque chose entre le caramel et la fraise, je supposais.
L’homme a poursuivi « En face, il n’y a que de la mousse, et des larves sombres, visqueuses, autrefois humaines ».

Puis il a fait un pas en avant. Je l’ai suivi. J’ai remarqué qu’il avait une tache brune sur le doigt à force d´avoir fumé mais je n´ai rien dit. Je voulais que l´homme me parle du village d´en face. Son imagination était sans limite.

« En face, le village est peuplé de monstres, des gens qui ne parlent pas, qui marchent parfois à quatre pattes et qui poussent parfois des cris qu´ils appellent des chants. Ils mangent de la viande crue, des lapins sauvages ou des oiseaux.
Ils sont capables de t’arracher la gorge avec leurs dents si l´envie leur en prend. En face, même les étoiles ne brillent pas la nuit. Le ciel est devenu comme une page noire, illisible. Le soleil et la lumière ont été rayés de l’existence, allez savoir pourquoi? »

Je me suis couchée le soir en me disant que ce qui n’existait plus devait manquer forcément. Je regardais la montagne en face, noire et vide comme un terrain vague. J´ai expliqué pourtant que je voulais traverser pour aller jeter un oeil. « Si tu vas au delà, je ne pourrais plus t´aider et te ramener ici, tu comprends?  » Mon visage s´est fermé. Il a dévié la conversation et a de nouveau parlé d´ici, de la cuisine odorante, des tissus chatoyants, des femmes, des jardins luxuriants, du vin qui coulait à flots. D´un ton autoritaire il a rajouté « là-bas, ce n´est plus un vrai village, on ne chante pas, on gémit et parfois même on tue. »

Le ciel était lourd et dur comme une enclume. Tout ce que j´avais entendu m´inspirait une grande tristesse. Tout ce que je savais, je l’avais appris par ouï-dire, par les commérages et la légende. Je me suis enhardie « C´est vrai ce que l´on raconte?  »

Il a regardé mon cahier et les pages que j’avais noircies. J´ai dit, »je veux étudier leur chant ». La nuit suivante, je suis partie. La température s´était mise à chuter. C´était tellement silencieux dehors que j´ai cru entendre des grognements et des rires étranges traverser la montagne et venir jusqu´à moi. L’homme avait pris soin de me confier une carabine chargée et six cartouches qu’il avait glissées dans la poche de ma veste.

Mais ce serait un autre roman

A propos de Monique Renaudeau

Entre lecture et écriture, amoureuse de la mer et des mots, ceux qui surgissent ou qui reviennent, ceux qui s’enchaînent et qui deviennent phrases, des marées de mots.

2 commentaires à propos de “transversales #04 | expansions d’une compression”

  1. J’aime beaucoup ce texte que je lis comme un progression vers le noir, et ma préférence va vers le plus sombre, bravo.