transversales #04 | sarabande joyeuse

Le rideau se lève sur une pièce immense, sombre, on devine des chaises empilées contre le mur du fond. Violemment éclairé, l’oloé : table de bois, ordi, imprimante, pots dégorgeant des crayons, des stylos, une pile de livres, un dico… Une femme assoupie…

Voix off : La Vieille qui rit devant son ordi s’est endormie Hi Hi

UN

Une porte s’ouvre, elle grince.

La femme se réveille, s’étire, crie :

— Saleté de vieillerie, je suis toute enraidie !

La femme crie :

— Bukowski, mon ami. De toi, j’ai encore rêvé cette nuit ! lui, il rit, vers elle titube :

Il rit, vers elle titube :

— Tiens, ma Vieille, pour toi, une crêpe au sirop d’érable. Je sais que tu les aimes, mes crêpes fourrées à… hum… et ces fleurs, et mon cœur qui ne bat que pour toi, ne le déchire pas de tes mains blanches… et cetera, et cetera…

Elle se marre, dévore la crêpe, se lèche les doigts.

— Justement, Hank, je me demande, qu’est ce que je vais fourrer, moi, dans ma crêpe, quels mots, quelles phrases ? Débâcle ; angoisse devant la page blanche, je me suis endormie.

Lui, péremptoire :

— Ah, tu veux être écrivain ? Et bien, s’il te faut t’asseoir des heures / à fixer ton écran d’ordinateur / ou pliée en deux sur ta machine à écrire / à chercher les mots, / n’écris pas…

Elle, fâchée :

— Salaud, salaud, tu me déconseilles d’écrire. C’est bien de toi, me décourager ainsi, et bien j’écrirai, juste pour ces plaisirs-là, te contrarier, me confronter à mon écriture, c’est pas gagné, je démarre difficile. J’écrirai malgré toi, contre toi, tout contre toi… Pour moi

DEUX

La porte s’ouvre. Une femme entre, laissant derrière elle des traces d’eau, des flaques.

Elle s’étonne :

— Vieux dégueulasse, t’es dans les parages, avec toi finies les idées noires. Sers-moi un doigt de whisky… Je noierai ma désespérance dans l’alcool, je retournerai m’isoler dans ma chambre à moi, j’écrirai. Je le sais, ma mélancolie s’amoindrit quand j’écris.

Elle fourrage dans les poches de son long manteau, laisse tomber au sol des pierres, si lourdes ces pierres. Elle construit un tas de pierres, elle murmure :

— Toi, la Vieille qui rit, écris : écris sur les pierres qui entraînent au fond de l’eau, qui noient, qui sont délivrance, sur les pierres qui peuvent être barrage à la folie, murs qui protègent, barricades de révolte.

Dans l’ombre, s’élève une voix éraillée par l’alcool :

— Bien joué, Virginia, viens avec moi, nous descendrons l’Ouse en barque, ferons des ricochets sur son eau paisible avec de doux galets ronds. La rivière deviendra ton amie. Dans la nature, fuit la tristesse. Nous glisserons en sampan sur le Mékong. Je te dirai le fleuve, sa force tranquille qui peut devenir dévastatrice, ses rizières nourricières, son silence, la chaleur lourde de la mousson, l’enfance trahie. Je te dirai ce pays et soudain la pluie qui cesse et se retire du ciel, la transparence qui la remplace, pure comme un ciel nu.

Dans l’ombre, une autre voix toute en réserve, si sage, trop sage, trompeuse :

— Virginia, Marguerite, allez, foncez, éclatez-vous, fuyez nos consœurs, ces femmes blanches, hétéro, sous anxiolytiques, ce n’est pas une identité, c’est un cercueil, qui les cache, qui cache leur misère affective, leur peur de la solitude, de la mort. Écrivez pour celles qui se taisent.

— Bon dieu, s’écrie Bukowski, Blanche, c’est toi, ma chère complice.

Il l’enlace, fait trois pas de danse avec elle

— Blanche, fais-nous rire encore et encore, rire jaune, rire vrai, contre tous, pour toutes, celles dont tu dis la misère sexuelle. Ma couventine jolie, je te baiserai volontiers…

— Fi du mâle conquérant, laisse tomber, bas les pattes, tu froisses ma robe qui se veut convenable.

TROIS

— Oui, laisse tomber, rigole l’homme qui vient d’entrer. Allez, venez tous, je vous conduirai sur les sentiers des Cévennes vers leurs lointains bleutés. Nous suivrons la route des Menhirs, dressés par les hommes il y a 4000 ans. Nous suivrons mon chemin, celui qui est dit aujourd’hui le chemin de Robert Louis Stevenson. Nous voyagerons pour le plaisir du voyage, l’essentiel est de bouger, de quitter le lit douillet de la civilisation, et de sentir sous nos pieds le granit terrestre avec, par endroits, le coupant du silex.

Il attrape la Vieille qui rit, l’installe sur le dos de son ânesse, Modestine.

Et voici d’autres personnages qui débarquent

— Attendez-moi, je veux être de la rando, cultiver mon droit à la paresse, chanter et rire, dit Émilien Long, à la veillée, sous les étoiles, vous parler d’elle, ma paresse à moi : ce n’est ni la flemme, ni la mollesse, ni la dépression. La paresse, c’est tout autre chose : c’est se construire sa propre vie, son propre rythme, son rapport au temps – ne plus le subir. Je veux pour vous, pour moi, mes enfants, un monde différent, serein, solidaire, partagé. Je veux avec vous rêver sous les étoiles.

— Attendez-nous, nous voici sortis tout droit d’un livre.

Eux : Chamoiseau tient par la main un petit négrillon qui tient par la main une petite fille qui tient par la main la mère tendrement aimée, retrouvée, ils chantent :

— Partons sur les chemins de l’enfance au bout de l’enfance.

La Vieille qui rit se marre.

— Bon dieu, ces scénettes sont nulles, mais ça m’a fait du bien de les écrire, de déconner, de vous retrouver entre les lignes, vous, mes amis chers, alors le reste est littérature.

Bukowski l’embrasse sur les deux joues et clame, en les écornant, quelques vers de son poème :

—C’est sorti de toi comme une explosion, c’est venu de ton cœur, de ton esprit, de ta bouche, de tes tripes, oui, là, mon amie tu as écrit.

La Vieille qui rit sourit, rougit de plaisir. La Vieille qui rit, du haut de son ânesse, crie :

— La Présidentielle approche. Grisaille. Votons pour Émilien Long, pour ce déconneur qui est parmi nous. Je veux croire très fort qu’il existe vraiment, pas qu’il est simple personnage sur papier glacé créé par la plume de Hadrien Klent. Votez pour lui s’il existe. Sinon lisez le bouquin d’Hadrien. Vive l’utopie.

Tous se prennent par la main et dansent la carmagnole

Vive le son, vive le son du canon !

Amis restons toujours unis / ne craignons pas nos ennemis

Bukowski mène la danse, il beugle :

Que faut-il au républicain ?

Vivre et mourir sans calotins

le christ à l’écurie

la vierge à la voirie

et le saint père au diable

et le saint père au diable !

Et bon dieu, la paresse pour tous, ajoute en un trémolo plein d’émotion la Vieille qui rit. Encore et toujours, elle rit. Elle jure aussi.

Avec fracas, le rideau tombe.

Un commentaire à propos de “transversales #04 | sarabande joyeuse”

  1. ce texte envoyé, et là, maintenant, invasion de l’Ukraine, un monde fou, un temps dérisoire, rire encore ?