transversales #04 | elles et moi

1- Un amour interdit, celui d’une femme pour le fils de son mari. Elle ne le connait pas. Elle sait qu’il existe, quelque part dans le pays, mais ne l’a jamais vu. Seulement quelques portraits d’enfance que son mari garde dans son porte-feuille. Elle a un travail qui l’enthousiasme, un directeur qui la soutient. Mais même en y mettant toute la grâce qu’elle peut, vendre des tuyaux et des valves à des grossistes en plomberie ne remplit pas le vide qui se creuse dans sa poitrine. Elle voyage souvent, en descendant de l’avion, elle loue une voiture pour aller démarcher de nouveaux clients. Elle aime le frisson d’entrer en territoires inconnus. Elle a tout prévu, la feuille de route, le GPS, les notes prises sur le cahier qui ne la quitte pas et puis le catalogue à laisser aux futurs clients. Elle en a tout un tas qu’elle a déposé dans le coffre. On l’accueille agréablement, on lui offre un café, un sandwich. Elle refuse, elle mangera plus tard, seule dans sa voiture, entre deux rendez-vous, elle a encore tant de lieux à visiter. Elle dort dans des hôtels Formule 1 en bord de route, elle n’est ainsi pas déviée de sa trajectoire. Le soir, elle cherche un restaurant réfectoire, un Flunch, où elle se sent à l’aise pour manger seule au milieu des familles. Elle fait glisser un plateau en plastique beige sur la glissière en regardant les aliments colorés. Elle choisit, paye à la caisse puis balaye la caféteria d’un regard circulaire. Elle cherche une place isolée. Elle apprécie la solitude en regardant les jeunes mères se débattre avec des enfants qui jettent de la nourriture partout. Elle a été là, elle sait la fatigue, le tragique vide qui vous envahit à ces moments-là. Elle fait face à des hommes seuls, eux aussi. Ils la regardent. Ils sont routiers, représentants, de passage, comme elle. Ils lui font des yeux. Ils lui font des gestes. Elle fait semblant de ne rien remarquer. Elle est tentée, c’est vrai, ils ne se reverront plus. Elle se lève et dépose son plateau sur la desserte. Elle se retourne, cherche du regard et fixe le plus jeune. Elle sort sur le parking et l’attend. Il la rejoint, il a du mal à y croire. Elle sent son excitation, il est frébrile. Il remplit le silence de phrases maladroites. Elle ne répond pas, elle sourit. Sans un mot, elle le suit dans son camion. Elle se déshabille avec grands effets, elle fait des poses. Elle sait qu’elle n’a plus l’âge, elle s’en fout. Elle oublie les rides et les bourrelets qui ont recouvert son corps. Elle redevient une chose précieuse et excitante dans ses bras. Elle s’y glisse en sentant l’effet que son corps fait au sien. Elle respire sa fièvre, ses mains moites, la chaleur du creux de son cou, l’odeur renfermée des draps, l’étroitesse de sa couche. Les halètements de l’homme s’accèlèrent, elle les écoute, les yeux écarquillés. Alors que son sexe la pénètre, elle se sent à la fois seule et remplie, comme saisie par ce corps qui la chevauche entièrement et l’entraîne. Elle se sent exister, comme si le contact de la peau de l’autre la rendait réelle. Mais en descendant du camion, les mains agripées à la poignée, en équillibre sur le marchepied, la robe agrafée à la va-vite, elle se sent devenir creuse à nouveau, une enveloppe tenue et frissonante qui pourrait se déchirer au moindre souffle et disparaitre à jamais.

2- Elle se réveille un matin avec le cadavre de son mari à ses côtés dans le lit. Il est déjà froid. Son esprit retrocéde à grande vitesse, cherche une explication à la situation, mais aucun souvenir ne ressort clairement. C’est une bouillie où se mêlent une après-midi de juin sur le parvis de l’église; les aiguilles de pin qui craquent en chemin vers le restaurant; un invité qui trébuche sur la terre meuble, on se bouscule, on rit, un bras passé autour des épaules; le fumet de la viande rôtie au grand air, le tintement des verres qui s’entrechoquent, les paroles coupées la bouche pleine, la serviette blanche dépliée sur les genoux, tâchée de sauce et de rouge à lèvres; l’oncle Léon debout sur la table entonnant le refrain repris par tous. Et puis le retour en voiture, la peur qu’il s’endorme au volant, sa mauvaise humeur quand il la rabroue, son regard fixe sur les lignes blanches de l’autoroute. Et maintenant le silence, l’immobilité et le froid de la chambre. Les murs nus et suintants, l’air renfermé de la pièce, les rais de lumière qui passent à travers les volets, un bouton qui manque à sa chemise de nuit. Tout à coup, à des centaines de kilomètres de là, presque inaudible à cause des portes fermées du couloir et du salon, la sonnerie du téléphone qui rententit dans la cuisine.

3- C’est comme être assise au bord de son lit sans bouger, les genoux serrés, les bras collés le long du corps, les mains agrippées l’une à l’autre, le cou arqué vers le sol, créant une courbure dans le haut des épaules. En attendant une réaction qui ne vient pas. Dehors, le soleil brille après des semaines de tourmentes. Elle a bien essayé de sortir, mais a dû remonter à moitié d’escalier. Une larme se perd dans un coin mais l’intérieur de l’oeil reste sec. Elle est couchée en foetus maintenant. On a éteint la télévision, caché la télécommande. On a fermé l’ordinateur, retiré les tablettes. On n’a pas trouvé le téléphone. On attend. Elle regarde passer les gens dans la rue, des piétons, des cyclistes, ils ont tous quelque part où aller. Elle perdu le sens de la marche, elle tourne sur elle-même, hésite entre la droite et la gauche. Monter ou descendre les escaliers. Attendre en haut en risquant la colère ou en bas, protégée mais indécise. Elle scrute la petite route qui tourne en espérant qu’elle montre un chemin où aller. Et attend. L’âme se vide dans cette attente, sa substance s’echappe. La colère, le desespoir disparaissent, il ne reste plus qu’une tristesse sèche, banale et insupportable. J’ai perdu la raison pour laquelle je voulais tellement sortir. C’était urgent pourtant et je ne m’en rappelle plus. Je voulais me débarrasser du dedans, sortir de l’appartement de peur que les murs restent collés à ma peau. Cette tristesse qui l’envahit, c’est un crépis grossier qui s’accroche à moi, que j’aurais envie de gratter de l’ongle. Une peau rougie par le soleil à desquamer comme pour se débarrasser de cette âme abîmée. J’ai préféré fuir que d’affronter mon impuissance. Je descends deux marches, je veux remonter là-haut, mais j’ai n’ai plus de mots dans ma bouche, ils ne servent à rien. Ils ont déserté. Je pourrais m’agiter en attendant, me distraire, penser à moi, me noyer en activités et en actions écervellées. Après tout, c’est ce que je fais d’habitude. Mais aujourd’hui, un jeu de miroir opère, je ne sais plus si je dois monter ou descendre, prendre à droite ou bifurquer par la gauche. Je peux sortir moi, mais qu’est-ce que ça me fait si je suis aussi enfermée qu’elle. Je crois qu’il faut écrire sur moi. Moi et elle comme l’histoire d’une nuit.

A propos de Irène Garmendia

Lectrice par amour des mots et des histoires. Voyageuse immobile, perdue entre plusieurs langues, a récemment découvert le jeu d'écrire.

6 commentaires à propos de “transversales #04 | elles et moi”

  1. Trois personnages étonnants, trois femmes perdues que j’aimerai retrouver dans un récit plus long. bravo.

    • Merci Helena de ton commentaire, c’est vrai et je n’y avais même pas pensé!