transversales #04 | quatre fois un début

Ça a commencé comme ça : le toubib m’a prescrit un médicament pour la vie entière, du moins pour ce qu’il en reste mais il ne l’a pas dit comme ça – c’était un vieil homme – « vous savez, moi, ça fait vingt ans que j’en prends je ne m’en porte pas plus mal » – tu parles me dis-je, je remets ma chemise dans mon pantalon, il est trois heures de l’après-midi, je remets mon pull, carte verte je lui fais un chèque, il me dit « revenez me voir dans six mois » – on n’a pas le temps de trop s’ennuyer à réfléchir, avant le chagrin, il faut passer à la pharmacie et on est déjà en retard – renouvelable six fois  « non on ne peut pas en donner plus que pour un mois » – on n’a pas le temps de voir à quoi ça correspond on avance et on court et arrivé au turbin, enfiler son uniforme et partir en maraude

Cette histoire était la même que celle du faux prêcheur (peut-être était-il un vrai prêcheur d’ailleurs, peut-être croyait-il vraiment en ce qu’il énonçait à longueur de prêche qui peut le savoir ? Pas même lui) mais c’était la même histoire : des billets de cent roulés les uns sur les autres et cachés quelque part, dans les montants d’un lit, dans le ventre d’une poupée, quelque chose de ce genre – lui l’avait entendu dans un bar de Saint-Denis, un coin de rue, une soirée pluvieuse et le type qui boit, calva bière sur calva bière – tard le soir – plus personne et le type délire – Habib, le barman va fermer (ou alors Moktar je ne sais plus qui était derrière le bar) et n’a rien entendu – le type parle doucement, je l’aide à se lever il parle, il me dit où se trouve le magot, qu’est-ce que j’aurai besoin de le croire, tu peux me le dire ? je l’emmène dans un terrain vague et je l’achève – il me raconte ça comme s’il me donnait un tuyau pour un cheval

Elle, elle était là dans sa chambre – son appartement aux volets clos, des draps blancs recouvraient les meubles, et ses chiens qui s’endormaient au pied de son lit – à la voir là, alanguie, dans son déshabillé mauve, on aurait dit une star déchue, un ancien premier rôle, Gloria Swanson ou Greta Garbo – quelqu’un de factice, qu’on ne connaît pas, sinon par les rôles qu’elle a tenues, une illusion un leurre seule abandonnée dans l’ombre des persiennes fermées par la dame de compagnie costumière confidente proche amie (« dites moi depuis combien de temps ne vous ai-je pas réglé vos gages Mylène ? ») – et le cuisinier, et le chauffeur (« mais madame votre avoué me donne très régulièrement de quoi subvenir… ») – le soir, au crépuscule s’habiller, sortir promener les chiens – « comme les chansons qui meurent aussitôt qu’on les oublie » – si seule dans ce quartier si chic lunettes noires chapeau à aigrette, « Mylène s’il vous plaît »

Tu te souviens? il se souvient oui, ça ne fait pas si longtemps après tout, quelque dix lustres – il était debout, est-ce parce qu’il travaillait ? Il entendait dire ce type, cheveux gris, en uniforme « c’est dur à gagner sa vie hein… » et il riait un peu, le type – « trente ans de boite tu peux me croire » – un vieux type, dix ans plus tard, il serait mis au rebut – à la retraite pardon – il se retirerait sur le bord d’une rivière, dans le centre, en dessous de la Loire comme Maigret, pêche à la ligne et apéro – c’est la vie et ses trois tiers, un pour étudier, un pour bosser, un pour se retirer : cette blague – une journée en trois tiers dormir bosser et le reste – le métro le soir après le chagrin, les mains dans les poches, un livre parfois, rien de grave rien de difficile rien, faire des enfants, les nourrir et les habiller, et les aimer oui – revenir le lendemain matin, embaucher revêtir son costume brouillé, passer pour une ombre, non mais depuis toujours il avait aimé travailler – et la musique aussi depuis toujours – plus ou moins, les premiers postes, nettoyer l’extension ou ranger des pneus dans des palettes en acier vert et les poser les unes sur les autres – en août en faire l’inventaire – le soir du premier jour, un premier juillet, soixante-neuf (il faudrait voir ce qui se passait alors dans le monde) sur son teppaz il avait posé « El condor passa » et s’était dit « plus jamais ça » – tu te souviens ? Oui, il se souvient de son costume brouillé dans les bleus – il se souvient des gens, la gaieté la joie les rires – les jeunes qui crient « la quille bordel !! » c’était au temps de la conscription – avinés et abrutis, calots de travers et bras aux épaules des amis – les rires la joie la gaieté –

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

Un commentaire à propos de “transversales #04 | quatre fois un début”

  1. c’est fort ce « tu te souviens? »
    et puis dix lustres ça fait déjà 50 années… ouh la la, un vieux type alors comme tu dis ! et je comprends qu’il veuille se retirer pour aller à la pêche
    alors cette fois, cher piero, je te suis… dans la joie