vers écrire film#05 (2) pousser la porte …où elle entre dans la maison d’été

je veux la saisir à l’instant précis où elle entre dans la maison d’été. C’est la fin de l’hiver. Sous le manteau matelassé on ne voit pas comme elle est maigre; elle fait deux pas puis s’arrête. Sa valise est restée sur le seuil; deux petits pas comme franchir une infinité de pas à rebours et il y a par terre les feuilles que le vent a poussées. Cette mousse blanche sur les carreaux. Comme si la marée jusqu’ici. Les vagues. Le sable.

je veux la saisir à l’instant précis où elle entre dans la maison d’été. Quand elle pousse la porte qui ferme si mal. Qu’elle pose son sac sur le seuil fait deux petits pas et s’arrête sur ces chaussures de sports à semelles épaisses qui la rehaussent; elle a perdu presque deux centimètres depuis sa chute (quand même!)— cette boiterie qu’elle cache.

je veux la saisir à l’instant précis où elle entre dans la maison d’été. Quand elle franchit le seuil et que son téléphone sonne dans la poche de son manteau matelassé; qu’elle a dans les yeux le bruit du vent et dans les cheveux des myriades de gouttes comme des coccinelles devenues transparentes — sans couleurs, ni points, ni ailes. Qu’elle voit l’automne et l’hiver dans les feuilles répandues sur les carreaux poreux du salon—qui est aussi salle à manger, bibliothèque, salle de jeu, garage à vélo—,vigne, laurier, olivier, roses.

je veux la saisir à l’instant précis où elle entre dans la maison d’été ce 10 mars 2022 après qu’il a plu, une pluie drue, et que l’odeur de la pluie neuve qui a cessé à l’instant se mêle aux eaux qui stagnent. Cette humidité qui mousse, ronge, gratte, pique et tape; mange les murs et mange le bois, moisit le pain, prend les os.

je veux la saisir à l’instant précis où elle entre dans la maison d’été. Contre la grande table à manger il y a cette bicyclette; avec le panier; l’antivol; la clé. Un bouquet de septembre pend à la poutre, tête en bas, couvert de fils d’araignées. Un point rouge clignote sur le banc: la box qu’il a fallu acheter pour les enfants; qui n’a jamais marché; rien fait d’autre que clignoter. Comme une alerte pour une chose qui ne se produit pas. Et par la porte fenêtre qui donne sur le jardin c’est bleu. Soudain.

je veux la saisir à l’instant précis où elle entre dans la maison d’été ce 10 mars 2022 après qu’il a plu: Dans le port de Constanta, des matelots attendent des nouvelles de leurs villes d’Odessa ou de Marioupol… qu’elle pose sa valise sur le seuil; fait deux petits pas comme enjamber une infinité d’instant; que dans la poche de son manteau son téléphone sonne. … d’Odessa ou de Mariopol

je veux la saisir à l’instant précis où elle entre dans la maison d’été ce 10 mars 2022 après qu’il a plu et qu’elle dit en regardant les photographies du dessus de la cheminée: Occupons nous des morts qui sont encore vivants, les jeunes morts elle dit; puis se ravise : les vivants… quand elle entre dans la maison d’été et marche vers les photographies posées sur le dessus de la cheminée. Images sans cadres qui se recourbent, ont jauni; posées avec les dessins d’enfants, les cailloux, les arbres de plages.. et qu’en se retournant elle dit: Moi je veux vivre encore mais debout.

je veux la saisir à l’instant précis où elle entre dans la maison d’été et qu’elle allume le four de la gazinière dans la cuisine rouillée, avec le bouton qu’il faut presser longtemps pour que la flamme vive; qu’elle avance ses mains vers la chaleur et qu’elle porte à l’annulaire droit la bague qui a traversé la mer noire dans une boite de charbon médicinal…

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

8 commentaires à propos de “vers écrire film#05 (2) pousser la porte …où elle entre dans la maison d’été”

  1. Magnifique. Merci Nathalie Holt. Tant d’émotions dans ce franchir seuil. Vous nous poussez avec Elle à cet instant d’une odyssée. Et nous y sommes, à l’intérieur.

  2. Oui, c’est très beau, Nathalie. On découvre cette femme peu à peu, elle me plait beaucoup.

  3. Mais oui, émouvant et beau. Sur la pointe des pieds ces entrées comme petites coccinelles transparentes.

  4. Ugo, Simone, Louise, Brigitte, Cécile merci de votre passage (dans cette maison d’été) et de vos retours.