autobiographies #01 | paysages intérieurs

Petit matin frais lavé, le jardin à l’extrême pointe de l’île est surélevé par rapport aux berges, on se croirait sur le pont d’un bateau qui s’avancerait si lentement qu’on ne serait pas certain de son mouvement (comme font les péniches : quand on les fixe, elles paraissent immobiles mais il suffit de regarder ailleurs quelques secondes et on s’aperçoit qu’elles ont bougé) vers les ponts là-bas qui relie les rives par dessus le scintillement de l’eau. Tout bouge, tout respire, tout vit. Le tempo du scintillement est plus lent que celui des feuilles qui surmontent la rive du côté gauche, les grands arbres semblant battre à milliers d’ailes par la combinaison du vent et du rebondissement des premiers rayons. Sur le sol du jardin oscillent les ombres des feuilles, grandes, nettement découpées, au même rythme que les cimes jointes des deux platanes placés de chaque côté, en bas sur la berge. Tout vibre. À la proue du bateau, il y a une balustrade scellée de chaque côté dans le granit du parapet. Un homme est de dos, contre la balustrade, on ne voit pas ses bras. À son côté gauche est repliée une jambe nue, un pied chaussé d’un escarpin rouge à haut talon pressé contre ses reins. Mais… se dit le visiteur arrêté par une frontière invisible. Quelque chose de sacré. Et il s’éloigne, laissant les amants à leur plein ciel.

La chaleur comme un mur dressé contre soi sur le seuil de la maison, d’un bord à l’autre de la ruelle cette matière dense qu’il faut traverser, qui vous colle, vous enserre, se déplace avec vous. Deux heures de l’après-midi. À l’entrée du four communal, un garçon somnole ; qui apporterait son pain à cuire à une heure pareille ? Le comptoir de l’épicerie est une planche qui barre l’entrée de l’échoppe et par-dessus laquelle l’épicier doit sauter chaque matin en s’aidant d’un morceau de corde pendu au plafond, les clients restant dehors. Mais à cette heure, pas de clients. Pas d’épicier non plus derrière le comptoir, juste un enfant posté là pour garder la boutique. Pas l’ombre d’ombre au bas des murs, et la terre battue a absorbé depuis longtemps l’eau répandue le matin autour des seuils. Fraîcheur de la petite mosquée, son dallage. Au souk des tissus, l’ombre des bambous rayent le sol de la grande allée. Le marchand de fruits a recouvert son étal d’un tissu blanc. Aux abords de la place, les chevaux des fiacres alignés frappent du sabot et secouent la tête d’un air philosophe à cause des mouches et aussi parce qu’ils ont l’habitude ; les cochers dorment à l’ombre des roues. La place est torride, un bloc de lumière, on ferme les yeux. Alors surgissent les images de la nuit, les lampes-tempêtes aux visages des marchands, la fumée des braseros, la foule lente des badauds se groupant en cercles autour de l’homme aux colombes, de l’homme au serpent, du conteur, de la joueuse de luth aux lunettes noires, des enfants acrobates qui font et défont leurs pyramides sans se tromper, dans le rugissement des tambours sans trêve jusqu’au matin, à croire que la place ne dormira jamais. Et pourtant elle dort, là, sous les couteaux du soleil.

Ocres les remparts, rouge sang du soleil couchant, leur ombre étendue sur la terre tout autour, brune, à la cinquième porte l’endroit est désert. De l’autre côté, ce qu’on ne voit pas : mille pas dans les ruelles, couleurs crues des épices, des étoffes, des babouches alignées pointes en haut, ruissellements de sons, Oum Kalthoum aux transistors, les cris, les ânes les carrioles Balek ! Les voix des muezzins, l’appel, toutes ensemble percent des trous dans le ciel orange, droit au coeur. Des sons droits, des lignes qui s’entrecroisent, se chevauchent, chacune d’un aigu différent. Musique futuriste, de l’autre côté des remparts. De ce côté-ci, les hirondelles affairées dans tous les sens, pressées d’arriver quelque part.

Les petits points lumineux s’éloignent à mesure que se forme et s’efface le chemin d’écume. Pas d’étoiles, pas encore, la nuit se pose. Sur mon front, mes paupières, ma bouche, du frais, des gouttelettes. Peinture écaillée sous mes paumes. Le petit tas de lumières clignotantes de plus en plus petit, de plus en plus si loin que disparu, quitté, plus de chemin, plus de limites visibles, le mot immensité dans la nuit qui soulève son voile à l’entrée des étoiles une à une. Pleine mer.

Elle marche le long du canal. Les réverbères dans l’eau noire en piles de pièces d’or dans l’eau noire un reflet rouge qui vire au vert. Puis au rouge. Elle marche. Quelqu’un qui la croiserait, son visage, mais il n’y a personne. Il doit être tard. Le parapet rugueux aux bouts des doigts avec des fissures par endroits et des plaques de mousse animale au toucher. Froid. Quelques marches vers le bas, vieilles marches incurvées au milieu, glissantes aux fines semelles, elle avec précaution, comme un fil-de-fériste débutant, les comptant : six. La berge est pavée de galets enfoncés dans le sol jusqu’à mi-corps. À l’endroit où les galets manquent, une flaque, pluie récente, saule inversé, racines à l’air, la flaque, ouverte sur un monde parallèle, symétrique, la flaque, sur laquelle vogue une petite feuille oblongue, jaune, elle voguait, elle s’est arrêtée. En face, de l’autre côté, de l’autre côté, les immeubles alignés, ils étaient de couleurs pastel tout à l’heure, rose coquille d’oeuf, bleu lavande, gris perle, ocre clair, vert tendre, un voile leur est posé dessus, comme on met sur la cage des oiseaux pour qu’ils dorment. L’eau noire, les pièces d’or, le rouge, le vert, l’orange, le rouge, la peau luisante du serpent sans dents qui se glisse entre les rives, non pas le serpent, une multitude de petits serpents, des orvets plutôt, clignotants, défilant comme dans la vitre d’un train. L’eau, une frontière, un oeil qui palpite comme la gorge d’un crapaud, l’eau, s’y laisser, par la gravité, rompre les liens, y partir, s’en aller.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.