autobiographies #02 | instants d’eux

Il penche toujours son oreille au creux de la vitre, le nez quasi collé au Plexiglas entre lui et les autres, à l’écoute. Puis, un silence se fait en lui, comme pour mieux digérer les mots prononcés, la demande qui lui est adressée, le bon train à prendre, l’horaire à respecter, le ticket à acheter. Et penchant légèrement la tête sur le côté, il vous scrute droit dans les yeux, et d’une façon presque religieuse, répond à vos inquiétudes, exigences, de manière très précise, cherchant avec vous, des solutions et des conseils. L’on peut déceler toute l’énergie déployée en lui, d’une manière quasi mystique, afin de donner réponse au plus prés de vos questionnements, prenant très à coeur, son travail, la fonction publique, vous et ses dires. Il est généralement en service et disponible le matin derrière sa vitre mais on peut parfois l’apercevoir à marcher droit presque rigide sur le quai, claudiquant du pied droit, comme aux aguets, d’un questionnement qui pourrait surgir, de l’un d’entre tous.

S’il était seul au monde, il serait malheureux car ce sont les regards des autres qui le font exister. Il ne peut ni courir, ni faire du yoga, ni aller chercher ses gamins, ni, ni, sans en faire trop, sans se faire remarquer, sans parler fort, sans être un clown, pareil à un petit garçon délaissé qui dirait sans s’arrêter : « Et moi, et moi, et moi « – Jamais posé, rarement calme, jouant et sur-jouant, un rôle qui n’est pas le sien, pour mieux dissimuler son mal être, sa dépression latente, l’introverti qu’il ne sait pas assumer. Plutôt beau gosse, le bon gendre à marier, tous les dimanches matins, au retour de sa course à pied, avec ses baskets derniers cris, lunettes assorties et transpiration exagérée, il ne peut s’empêcher, devant un public ébahi, de faire des bonds, devant la vitrine de la boulangerie, avant d’y entrer, jetant des regards langoureux et la blague facile à la boulangère, trop âgée, ravie de ce jeune hurluberlu, venu acheter son croissant beurré.

Du haut de ses 90 ans et de sa petite taille menue, elle prend soin de ses fleurs, géraniums, roses et autres beautés colorés, qu’elle coupe, taille et entretient, pour embaumer tout le quartier. « Je gagne le concours du meilleur jardin fleuri de la ville, » qu’elle dit la Simone, de son accent titi parisien, à tous les voisins, « et chaque année ! « . Et lorsqu’elle ouvre ses volets, c’est un sourire, sans dents mais charmant, qu’elle envoie au soleil avant d’aller se boire son café noir dans sa petite tasse blanche avec juste un sucre pour touiller, mais sans lait, jamais de lait, dans sa cuisine blanche, carrelée et entretenue, par elle et seulement elle, ou parfois par sa fille, qui, le dimanche, vient la visiter accompagnée de son gros doberman aboyant au passage des gens. Et toujours, l’après-midi, contre sa grille verte entre ses deux bols d’eau et de graines pour les oiseaux, elle parle à tous, sans s’arrêter.

Toujours de noir vêtu, pantalon, chemise, veste, noir, sans couleur, jamais, à aucun moment de l’année, le « corbeau » qu’on l’appelle, le corbeau, noir, maudit, sombre et à fuir. Toujours noir pour prendre son train tous les matins à 6 heures, toujours noir pour rentrer le soir à 19H00, toujours noir pour grimper l’escalier de l’immeuble sans vous saluer, est il toujours en noir lorsqu’il fait couler son bain tous les soirs à 23 heures tapantes, sans déroger ?

La petite Claudette, elle porte pas de couettes, n’aime pas les cacahuètes mais plutôt ses radis, ses radis et ses tomates, qu’elle promène, durant l’été, sur son vélo cabossé, dans son petit panier qu’elle fait congeler et revenir plus tard en sauce en se léchant les doigts. La petite Claudette, elle est pas bien grosse, les joues creusées, les os saillants, aime à porter le short, durant l’été, très court qui laisse deviner les rides de ses fesses décharnées. La petite Claudette, elle rit toujours, parle si fort qu’on l’entend au bout du jardin, a le verre facile et la démarche chaloupée et quand elle prend son vélo, on la regarde pour se marrer. La petite Claudette, depuis des jours, on ne la voit plus, on ne l’entend plus, on ne rigole plus. La petite Claudette, son mari est parti, monter là haut parmi les anges et le bon dieu.

A propos de Clarence Massiani

J'entre au théâtre dès l'adolescence afin de me donner la parole et dire celle des autres. Je m'aventure au cinéma et à la télévision puis explore l'art de la narration et du collectage de la parole- Depuis 25 ans, je donne corps et voix à tous ces mots à travers des performances, spectacles et écritures littéraires. Publie dans la revue Nectart N°11 en juin 2020 : "l'art de collecter la parole et de rendre visible les invisibles" voir : Cairn, Nectart et son site clarencemassiani.com.

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