dialogue #03 | disparition

Je me suis assise sur l’une des chaises alignées contre le mur du couloir. J’ai sorti de ma serviette un paquet de copies à corriger, celles de la troisième A 4, j’y ai cherché le devoir d’Asma C. Une petite écriture serrée, comme si elle essayait d’écrire un maximum de mots dans un minimum de place. J’avais donné comme sujet : Ma ville. (décrivez votre quartier en prenant pour cadre le chemin que vous suivez chaque matin pour vous rendre au collège). Bien… « rue de la république : plusieurs vitrines demeurent vides… La galerie marchande très fréquentée… » ni plus ni moins un copié-collé de Wikipédia. Il faudrait leur apprendre les guillemets à ces gamins. J’avais une curieuse impression d’irréalité à lire ce texte correct, emprunté, où rien de personnel ne transparaît. Une femme a appelé mon nom, elle m’a fait signe d’entrer, j’ai fourré les copies dans ma serviette en passant le seuil de la pièce minuscule, une carte de France couvrait tout le mur de gauche. Elle m’a montré les chaises en métal, devant le bureau : asseyez-vous. Vous êtes donc madame T. professeure au collège Elsa Triolet à saint Denis 93, c’est bien ça ? Vous êtes la dernière à avoir eu Asma C. en cours, c’était mardi dernier ?

Mardi, oui. De 16 h à 17 h.

et vous enseignez ?

Le français.

Entre chaque phrase tapée sur son clavier, elle me lançait un regard ; je serais incapable de décrire son visage, même la couleur de ses yeux. Madame T. qu’auriez-vous à dire de cette élève ?

Mon Dieu, c’est le type même de l’élève sans histoire, j’aurais même du mal à vous la décrire, vous savez, j’en ai 42 en moyenne, des élèves, je fais des remplacements, deux semaines ici, trois jours là. J’ai consulté son dossier, la photo montre un visage maigre aux cheveux tirés en arrière… ni cancre, ni particulièrement brillante, neutre en somme.

et vous n’avez remarqué aucun individu suspect dans le quartier ?

Je ne suis pas du quartier, commissaire, j’ai une heure trois quart de transport pour venir de chez moi. De banlieue à banlieue, c’est..

Bien-sûr. Mais cette jeune fille, Asma C., pensez vous qu’elle ait pu faire une fugue ?

allez savoir. Elle vivait avec sa mère d’après le dossier. La mère est serveuse, la petite devait être livrée à elle-même, vous savez c’est fréquent, la démission des parents…

Bien-sûr, bien-sûr. En somme, vous n’avez pas grand chose à dire sur cette gamine, bien qu’étant son professeur…

remplaçante, commissaire, professeur intérimaire.

la policière a enlevé ses lunettes, elle a fermé les yeux en se pinçant la peau à la racine du nez. Puis elle a remis ses lunettes.

La mère n’a pas grand chose à en dire non plus. Elle en parle comme d’une bonne petite qui ne faisait jamais d’histoires. Elle rentrait tard, à cause de son travail et se levait après le départ de sa fille pour le collège, elles se voyaient quand même un peu le dimanche. Tout ce qu’elle m’a dit, c’est que sa fille refusait depuis quelque temps de manger des hamburgers et qu’elle s’enfermait à clef dans sa chambre pendant des heures. Vous n’avez pas eu l’occasion de croiser la mère ?

Non, le dossier signale d’ailleurs qu’elle ne venait jamais rencontrer les professeurs.

Je vois. Veuillez signer votre disposition. Ici. Elle m’indiquait l’endroit où signer en bas de la feuille. Je n’ai même pas relu ma déposition.

Deux jours après, nous apprenions qu’Asma avait téléphoné à sa mère depuis la Syrie : elle avait épousé un djihadiste. Elle était très remontée, elle avait traité sa mère de mécréante et lui avait dit Je t’aime bien mais tu dois mourir. La mère racontait ça au journal de la chaîne locale, elle pleurait.

Le lendemain, à la place du cours sur Balzac, j’ai lancé en classe un débat à partir du cas de Asma. Au début, personne ne voulait parler, je ne les avais jamais vus aussi silencieux. Et puis un garçon a dit Vu la vie qu’on a ici, ça se comprend de vouloir partir. Une fille a répondu C’est pas une raison pour vouloir tuer sa mère ! Et à partir de là ça a été un chaos indescriptible. Tout le monde parlait à la fois. L’injustice, l’horizon bouché, la discrimination, les contrôles au faciès, le chômage en ligne de mire. J’avais déchaîné un tsunami. Le bruit a attiré le proviseur qui m’a aidé à rétablir l’ordre. Il a fait un petit discours sur « votre camarade Asma ». C’est le seul qui ait un peu parlé d’elle.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.

3 commentaires à propos de “dialogue #03 | disparition”

  1. … le banal du temps qui passe, ses réalités, son langage, ses corps, tandis que dans la trame se joue (se perd ?) l’essentiel…