#Hors-série 2- Vue trouble

Deux tiges de plastique brun, flanquées de carreaux de verre. Minimalistes et banales, les binocles, mais flexibles, robustes, toujours à portée de main. Tu les cherches en tâtonnant, tu les appelles au secours. Alors elles t’en font voir. Des lettres noires sur fond blanc. Le monde sort du brouillard. La bouillie grisâtre devant tes yeux devient texte. Les mots s’alignent sans fin, deviennent des sons que tu murmures, des images que tu ressasses. Collées à ta rétine, ratissant le fond de la boîte crânienne. Des mots criés à tous vents, comme s’il n’y avait pas de lendemain. Ils envahissent ta tête, bavardent, comptent, crient. Tu te penches avec tes loupes. Il y a trop de détails. Tu finis par te lasser de tout ce bruit, tu survoles, tu ne lis plus que les titres. Et tu éteins le monde. Il est des choses que tu préférerais ne pas voir.

Codicille: c’est la version 5 de mon texte sur les lunettes, elle n’a plus grand chose à voir avec la première. C’est grâce à la lecture de vos textes que j’ai essayé de pousser la langue et chahuter la synthaxe. Retours appréciés.

A propos de Irène Garmendia

Lectrice par amour des mots et des histoires. Voyageuse immobile, perdue entre plusieurs langues, a récemment découvert le jeu d'écrire.

12 commentaires à propos de “#Hors-série 2- Vue trouble”

  1. C’est ça, taquin car indispensable. Merci de votre lecture et de votre passage par ici.

  2. Oui, quelle poisse de chercher tout le temps ses lunettes, les vôtres comme les miennes ! il faudrait inventer des puces qui y seraient insérées et qui répondraient à l’appel… Mais peut-être faut-il accepter ce jeu de cache-cache comme faisant partie de leur personnalité?

  3. Merci pour votre commentaire Claire, le jeu de cache-cache m’a mise sur une nouvelle piste pour modifier mon texte.

  4. Dans cette version, il me semble qu’on est beaucoup plus proche de l’objet lui-même.
    Merci pour votre texte !

  5. Fil, c’est justement la crainte que j’ai, celle de m’être trop éloigné de mon objet. Et de n’avoir plus qu’un goubligoubla que moi seule comprenne. Merci de ton commentaire.

    • Non, je t’assure, on est vraiment très proche de ton objet.
      Et puis ton écriture invite le lecteur à travailler… C’est ça qui est très bien et agréable !

      • Merci infiniment, Je trouve difficile d’avoir du recul sur ses propres textes. Alors encore merci d’être passé par là et de m’avoir laissé un commentaire.

  6. Je n’ai pas lu les premières versions. Ici le lien entre l’objet et son pouvoir me parait particulièrement bienvenu et pas du tout anecdotique. Et l’extinction finale fait une chute inattendue et profonde.

    • Merci Christian de ta lecture et tes commentaires. Le premier texte était plus factuel et léger, moins poussé, je dirais. J’ai essayé d’aller au bout.

  7. Ce subtile jeu de cache-cache, disparaissant ou apparaissant, qui cherche qui de l’humain, des lunettes, du texte, des mots, du monde. Merci. Envie de découvrir le texte d’origine.

    • Merci de votre lecture et de vos commentaires Anne. Voilà le texte original: Un instrument optique composé d’une paire de verres de matière transparente, enchâssés dans une monture que l’on place sur le nez ou devant les yeux pour corriger la vue ou protéger les yeux. Les miennes sont deux tiges de plastique brun soutenant deux carrés en verre. Minimalistes et banales, les binocles, mais flexibles, robustes, elles me suivent partout ces dernières années. Partout, c’est bien le problème, je passe mon temps à les chercher. Où sont mes lunettes? est une litanie quotidienne, une longue plainte accompagnée d’un souffle d’agacement. Elles sont dans mes cheveux, quand je les relève vers l’arrière, pour regarder quelqu’un dans les yeux. Elles sont sur le bout de mon nez, quand je m’approche d’un objet pour l’observer de près. Elles sont cachées dans mes mains, quand je les retire pour parler avec quelqu’un; suspendues à mon cou quand je leur préfère les lunettes de soleil. J’en ai une paire au bureau et une paire à la maison, mais malgré tout, je passe mon temps à les chercher. On peut les trouver dans le fatras de mon sac, parfois jetées là sans aucune protection, sur mon bureau, abandonnées devant l’écran de l’ordinateur, sur ma table de nuit, au sommet de la pile de livres à lire. Elles s’égarent jusque dans la salle de bain, oubliées sur l’évier après s’être lavé les mains; sur le buffet de l’entrée, déposées là avant de sortir; dans la cuisine, retirées après avoir consulté une recette, délaissées entre la plaque de beurre et les traînées de farine. Ma dépendance n’est pas sans rancune, alors je les néglige, je les perds constamment. Elles parlent de ma vulnérabilité. Sans elles, je vois trouble, je n’arrive pas à fixer les lettres, je ne peux plus lire. Mes yeux les réclament à grand cris, mais plus je les utilise et moins j’y vois. Je me reproche ma faiblesse, comme une mauvaise habitude dont on n’arrive pas à se débarrasser. Mais quand je les chausse, la bouillie grisâtre que j’ai devant les yeux devient texte, les lignes se forment, parallèles les unes aux autres, des centaines de lettres se détachent en mots noirs sur le papier blanc, je deviens clairvoyante.