#11-Annotations en clé d’auteur

Quel est vraiment l’espace du gravier et l’espace de l’herbe, l’herbe qui s’appelle en ce temps chiendent et qui vient faire quelque chose qui ne s’appelle pas encore dessin puisque les dessins se caractérisent par de maladroites taches sur des feuilles alors qu’ici le gravier pointe, brille de certaines de ses facettes dures et blanches et s’enfouit sous les brisures de tamaris, le bruit et la vision se mêlent donc parfois, c’est comme un massif central mais loin au-delà de l’herbe ̶ le penchant renvoie-t-il la lumière de ces passages de vent parmi l’herbe et des jeux de nuages aimés très tôt, pas si lointains compagnons de jeu ̶ et tout près, sont des traces aussi, des traces fines car le véhicule de la première enfance est cette voiture de métal qui marche à pédales, qui ne marche pas beaucoup, qui vaut surtout par les traces qu’elle laisse que par un sillage de vitesse, respectueuse en cela des escargots ̶ les premières coccinelles sont-elles alors remarquées ?

Village de Cazes-Mondenard, maison de cœur de village, donnant sur une petite place et, à l’arrière, sur un jardin dont le centre est occupé par un grand tamaris.

Dire qu’ils l’appellent fromage de tête, ce carrelage à gros morceaux qui se taille bien en marches d’un escalier pisseux, d’un escalier aux odeurs de peinture encore fraîche et de moisissures pourtant déjà qui s’installent ̶ la rivière souterraine, paraît-il, est toute proche ̶ un gravillon appelle juste au-delà de la porte, un gravillon où vont devoir s’essayer les premières roues de bicyclette, deux grandes et deux petites pour commencer dans ce gravillon incertain de son adhésion au bitume sillonné parfois par les gros rats qui remontent de la rivière souterraine, rarement par la transports de jeux de ballon partagé, souvent par des jeux de ballon solitaires qui vont même jusqu’à l’herbe parcimonieuse dont des petits brins restent coincés dans la semelle et alors le fromage de tête s’égaye, comme si dans ses méninges, un brin de fantaisie ainsi lui arrivait, poussé par quelque chose qui n’est pas vent mais jeu de jambes qui s’essaient au passement d’une enfance qui n’est déjà plus tout à fait la première.

Le bâtiment des logements de fonction des enseignants et enseignantes, parfois en famille, du Groupe scolaire du centre, place Alexandre Premier, Montauban.

C’est un sol qui colle et qui sent, qui sent quand le soleil est assez haut dans le ciel pour chauffer la toile de plastique qui le recouvre, un sol de plastique alors que c’est le sol des nuits censées se passer près de la nature -qu’ils disent !- et que le relief d’ailleurs sous le tapis de sol rappelle qu’il y a là de l’herbe écrasée, des cailloux et parfois de petits coussinets de sable, si l’adolescent en vacances fait frissonner le bruit de la fermeture éclair, si jamais il laisse ainsi entrer l’air frais, le vrai, car le soleil est maintenant assez haut, alors, il est possible d’apercevoir ces fantastiques végétaux élevés que sont les brins d’herbe quand on les regarde à vingt centimètres au-dessus de la surface de la Terre, la tête à peine levée, juste dégagée de l’odeur entêtante du plastique chaud et la perspective est bien celle d’une marée de grandes herbes, de bases de troncs d’arbres figurant autant de piliers du temple des vacances, qui recèle, à l’intérieur de la crypte de toile, dans les petits creux que forme le tapis de sol, quelques amoncellements de sable, parfois de bouts d’herbe ou de bois séché, les reliefs des passages des semelles de promenade et même des premières soirées tentées hors du cercle de la famille, alors qu’il faut bien essayer d’être ce qu’on appelle un adolescent.

Un terrain de camping parmi d’autres, ceux gérés par le Groupement des Campeurs Universitaires, lieu d’entre-soi de l’enseignement, les adolescents suiveurs essayant parfois de s’échapper.

Incroyablement inodorant alors qu’il est fait de bouse séchée, incroyablement frais au temps d’exposition pourtant à la plus grande chaleur qui puisse être, et incroyablement doux aux pieds qui se doivent d’être nus car c’est la case de la mère et donc c’est la case des parents d’adoption et le fils adoptif vient là pour saluer, pour parler, vient là pour manger le soir quand il est rentré trop tard par les pistes de terre tassée, séchée qui le ramènent de la ville avec le courrier du village mais lui seul sait qu’il s’y est passé bien autre chose, c’est là quil pose ravi ses pieds nus sur la petite croûte légère, qui paraît élastique, qui offre le plus grand repos qui puisse être, réconfort complémentaire de celui du pot empli d’eau parfumée de tamaré, d’eau fraîche juste sortie du grand canari de la case de la mère et les yeux restent rivés au sol, non seulement parce que c’est signe de respect mais parce que le sol est à cette heure le plus grand bienfait qui puisse être après qu’il ait été parfois le sol trop sablonneux de la piste pour rentrer au village, après qu’il ait été parfois le sol sec trop peu large entre les hautes herbes où les deux roues de bicyclette devaient frayer leur passage, le sol est maintenant frais, souple, élastique, alors il peut se savourer, avec la joie d’être à un endroit où le temps ne compte guère, où la nuit n’est jamais mangée par la sonnerie des réveils, où il est possible de prendre l’entière mesure du repos une fois la peine de la journée donnée.

Case en paroi de terre crue, toiture en paillage naturel des graminées sauvages d’hivernage, revêtement de sol en bouse de vache séchée ; la case des parents adoptifs, au village de Sabi Mulesi, près de Tambacounda, Sénégal oriental…

Des bribes d’herbe traînent encore certainement sur ce sol-là, de ciment grossier, le sol de ce qui fut un atelier, qui est maintenant l’indiscernable espace où se stockent des choses qui servent et d’autres qui ne servent pas, il y a beaucoup de sciure ou de petits copeaux de bois sur ce sol du temps de la vie en montagne où l’hiver peut être froid, où il faut faire provision de ce qui, en brûlant, réchauffera, le sol est marqué de tout ça et de traces de peinture peut-être -les occupants précédents se sont essayés là à bien des artisanats parfois pour envoyer au loin- pour dire quelque chose de soi, dire les promesses du temps à venir mais juste au-dessus du sol de ciment grossier monte le bois des marches de l’escalier, celui du plancher, le sol poncé et vitrifié avec soin à l’arrivée, un sol alors que ménagé pour ne pas le rayer, pouvoir y marcher pieds nus bien sûr pas à la saison où le poêle chauffe mais à d’autres, à celles où l’odeur du foin frais entre par la fenêtre grande ouverte, sol de parquet aux petits nœuds encore, qui fait déjà écho avancé à ce sol de parquet à grands nœuds de pin dit scandinave pour bien mélanger les lieux où il serait possible de dire, de créer avec des mots, de traquer aussi bien sûr les bribes de poussière, car le temps est venu où il faut être propre et où il faut aussi s’essayer à d’autres échappées.

Maison dite « en chic », habitée pendant quatre ans au début de l’âge adulte, juste après un sabotier et sa famille, au village de Samortein-en-Bethmale, Pyrénées ariégeoises.

Les crevures du goudron renvoient dans les bras la blessure du pneu, l’herbe du bord du canal adoucit un peu le passage, le trèfle particulièrement vert et doux en cette saison, jonché de façon éparse pourtant encore par les feuilles sèches des platanes de la saison passée et surtout et surtout par ces bouts de branches brisés par les grandes bourrasques de l’Autan de printemps, le cycliste -malchanceux?- aperçoit, crevant la surface des hautes herbes l’orchis bouc haute et parfois penchée, les traces du bitume rehaussées de la poudre de fruits de platanes se laissent suivre, longue rainure emplie d’une sorte de soupe, canal postiche, l’autre étant, à cette heure encore, sombre, encore tapi derrière les massettes et le soleil sur le sol marque par d’infimes et infinis reliefs la possibilité d’histoires gigantesques et dérisoires, dans l’entrecroisement des langues possibles où l’inspiration d’un chemin propre essaie de résister à la vibration du passage des autres vélos qui n’en peuvent plus de vitesse alors que c’est dans la lenteur, celle reproduite des pistes africaines, que pourrait être donnée la possibilité imaginer d’autres cours, par centaines, par milliers.

Un moment du quotidien matinal, période septembre 2001 à septembre 2019, sur le chemin de halage du Canal du midi, entre la gare de Toulouse-Matabiau et le complexe agricole d’Auzeville.

Au-DEVANT, les yeux de pas encore Babudu cherchent le penchant, dont parle le père de ce temps, le penchant de ce temps qui ne se distingue vraiment que lorsqu’il est agité de vent, que l’herbe ondule et luit et regardé intensément, en ignorant totalement, à l’arrière, l’existence des PARPAINGS d’ailleurs maquillés de crépis, confiant dans l’existence verticale d’une maison, à l’arrière, qui serait un abri fait comme d’une seule peau, où l’on dort joue et mange, d’une maison surtout où l’existence quotidienne et tranquille de la première enfance ménage parfois le palpitant surgissement de la BALEINE, dans l’océan intérieur encore calme du bulbe natif. Mais quand, dans la douleur intense du déracinement, apparaît le « je », à mes sept ans environ, un mois de septembre, la ville s’installe autour de moi, presque badaboum dans la terreur, par derrière je n’imagine pas d’autre possibilité qu’une chute dans les escaliers au sol froid tant mes jambes sont serrées l’une contre l’autre, il me faut donc regarder droit DEVANT et, par DEVANT, ne me fait face qu’une porte hermétiquement close, celle qui m’empêche d’atteindre la lunette d’usage récent pour moi et dont j’ai si urgent besoin là, la porte entourée de ces murs qui viennent d’être peints pour la première fois et si l’effluve me tourne un peu trop la tête je vais peut-être apercevoir, par le fenestron du palier, les véhicules qui commencent d’arriver pour l’installation du marché, l’estomac va me tourner du cri des oies, à moins que je me concentre à lorgner vers les commodités qui existent peut-être de l’autre côté de la place où j’aperçois ce grand immeuble paquebot qui a poussé la provocation jusqu’à se payer des volets à fanons de BALEINE. L’habitat sans PARPAINGS, c’est bien celui des vacances qui vient à mes deux fois sept ans, pas bab ou même doux pour moi à l’intérieur de la toile surpeuplée, peu d’affaires étant laissées dehors car les parents disent qu’il faut se méfier et l’adolescent que je commence à être y résiste un peu quand même, je réclame parfois des vacances autres que les sempiternels séjours dans l’arrière-pays côtier et tant pis si les aiguilles me manquent, elles qui DEVANT la toile chaque matin m’invitent à penser à la façon dont les oiseaux tricotent leur demeure, sans PARPAINGS, alors que je rêve, moi, du corps de chair lourde où a vécu Pinocchio, de l’antre-BALEINE. Je la rencontre en forme mère peu après où, véritablement Ci-DEVANT Babudu, je savoure les suites de ma deuxième naissance, j’en entendrais presque un céleste accompagnement musical qui viendrait non pas d’en haut mais de DEVANT, tant l’horizontalité est maîtresse dans ce monde où le PARPAING se dit banko et où construire pour l’éternité paraîtrait défi risible tandis que goûter la fraîcheur de l’instant juste avant, celui où je vais tremper mes lèvres dans l’eau puisée au canari passe DEVANT le sourire immense de ma mère de ce temps, Na, qui accompagne l’offrande avec un mouvement inimitable des lèvres et de langue, pour émettre un évent orangé, elle dont le corps rassurant est justement à la mesure de la BALEINE. Mais seuls les saumons remontent l’eau jusqu’aux montagnes, pas les baleineaux, et mon identité de Babudu s’oublie au temps d’après, même si le lavoir qui aurait bien aidé Na est fidèle à son poste, DEVANT la belle maison de pierres de ce temps où il n’y a plus d’autre possibilité que de se reconnaître adulte, laver soi-même son linge au lavoir, croiser un jour celui qui fut l’un des porteurs de PARPAINGS jadis jusque là-haut, sachant aussi me donner les clé des vents, celui d’Espagne et celui d’ouest, grands souffleurs mais individualistes, et il me reste, pour rêver, qu’à trouver lors de mes longues marches de surprenants coquillages fossiles d’altitude et de me dire que si je remontais le temps je pourrais croiser aussi, même là, une improbable BALEINE. Jusqu’au moment du bête incident, qui n’est plus au temps du badaboum, plus au temps de Babudu singulier mais qui me fait Bah, boudu ! À voir mon pneu crevé, le chemin de halage traçant encore un long ruban au-devant, à moins qu’il ce ne soit celui de contre-halage et que le halage soit derrière les platanes, dont je me demande s’il permettait aux chevaux de jadis de haler jusque vers l’intérieur des terres des cargaisons maritimes à me faire rêver mais je crains plutôt que les barqueurs n’aient chargé que des bidons d’huile, des plis de peau, des fagots de fanons et jamais l’être entier qui culmine au faîte de tous mes rêves, cet être dont le sens même est d’être immensément avec moi et que je crois pouvoir rencontrer partout, n’espérant bien sûr la rencontrer qu’en toute intégrité, la belle BALEINE.

Babudu est le nom d’adoption. La baleine est l’animal d’obsession, depuis la petite enfance. Au moment de l’adoption s’est faite la rencontre entre le mot « baleine » et « belebeleba » qui, en langue mandinkan, veut dire énorme ; le mot de fenestron n’est pas de la langue française, l’employer ralentit la saisie d’un texte tout en marquant l’entrée dans un monde d’expérience particulière, qui commence par regarder un peu chez une langue voisine, l’occitane, où il se prononce « fénestrou », dénonçant pour une oreille francophone une potentialité de trou, qui pourrait être vertigineux, entouré d’ombre qu’il est et concentrant la lumière extérieure dans le petit carré qu’il forme ; en fait se rencontrent ici deux petites fenêtres, celle de la cage d’escalier du bâtiment des logements de fonction du Groupe scolaire du centre, place Alexandre Premier, Montauban, Tarn-et-Garonne, et celle de la petite case occupée avec le grand frère adoptif au village d’adoption, Sabi Mulesi, Sénégal Oriental.

Je l’attends souvent longtemps, je passe toujours très vite devant elle et pourtant tout mon regard est pour elle au moment où je passe. Je ne peux que la longer, mais parfois elle est sortie un peu du parallélisme de la route car des racines peuvent pousser par-dessous, elle a un genre de destin de pierre des montagnes. Pour que je la voie vraiment de loin, il faut qu’une grosse racine d’arbuste des fossés soulève par derrière sa demi-lune jaune qui, en basculant vers l’avant, se montre alors à moi de loin. Je peux me demander quand même si elle n’est pas touffe de millepertuis, il faut que je me rapproche encore un peu, voir son pavé blanc qui brille, malgré l’herbe qui le cache un peu. Je me rapproche encore plus, je suis encouragé à pédaler un peu plus vite en sachant qu’elle arrive, je vois même le plus grand pavé, celui du socle. J’arrive, j’aurais envie de lui parler, je suis presque devant elle et là, je ralentis, malgré l’encouragement qu’elle m’a donné. Je veux pouvoir lire le numéro qui risque d’être caché d’herbe, je me hausse, elle me donne le nombre, me fait calculer. Je sais enfin combien il me reste à pédaler.

Le genre de borne kilométrique qu’on trouve encore au long des routes départementales.

Rien à voir avec les beaux quartiers mon envie est d’y sentir la proximité entre bazar et Bazacle le grondement du fleuve s’y fait entendre toujours et les éclaboussures de l’eau sur les pierres de l’ancien gué peuvent toujours s’imaginer quelle chance que le prolongement du canal n’ait été planté que récemment les deux jeunes platanes sont encore petits, se laissent surpasser par l’eau qui court là-bas et qui roule et qui râle le pont des Catalans joue les gardiens de but, la mine toujours sévère malgré son destin de passoire combien de temps vais-je passer là, à bader l’eau qui court si la lassitude me venait, ce dont je doute, il me resterait la plongée directe vers l’écluse, les entrelacements de brique, de pierre et de métal il me resterait le spectacle appauvri d’un passage de péniche appauvri par rapport à mon temps d’enfance où les péniches étaient capables de traverser des prés mais que je reste tranquille j’aurai encore la ressource d’une courbe, celle du canal lui-même, vers la droite qu’est-ce qui est plus beau qu’une courbe quand elle est d’eau verte, de brique et de platanes en toupets, bientôt roux ?

Etape de création d’un rapport quotidien avec un nouveau paysage, suite à un déménagement effectué à la fin du mois de septembre 2019.

Maintenant que le soleil est revenu après la grande pluie, les feuilles tordues du figuier lui sourient tout en lui faisant la grimace. Les graviers dé-scellés de l’impasse semblent vouloir le retenir. Le grondement du fleuve l’appelle-t-il, faisant entendre le pressentiment de grandes inspirations ? Le raclement de l’eau sur la chaussée pourrait même préparer de graves inspirations. Heureusement que les platanes sont moqueurs, ils cachent bien des miroitements mais ils seront bientôt défeuillés, lorsque le soleil malicieux ne tiendra plus le même angle pour se coucher et lui allumer autant de scintillances ? Voilà que le correcteur orthographique s’en mêle, prétendant lui refuser le mot qui lui convient pourtant le plus. Ah, que ce soit le pont passoire qui contrôle son texte et toute invention lui sera permise… Bien sûr, la lente ouverture de l’écluse est là pour lui montrer la patience des grandes voies. Et puis la courbe ! La courbe se calcule elle-même, elle s’offre avec le degré d’ouverture qu’il faut pour toute se montrer et en même temps fuir, au point qu’elle l’invite à ce geste absurde de lancer son bras droit en avant, en tournant… Pour ramener à lui quoi ? La courbe faite d’eau verte, de brique et de platanes a quand même du toupet de se croire la plus belle à ramener sur sa page d’écriture !

Le lien se rétablit ainsi entre le lieu de vie quitté et le lieu de vie abordé à la fin du mois de septembre 2019.

J’ai paru nu. J’ai pleuré d’abord. J’ai crié ensuite. J’ai signifié savoir que j’avais perdu. J’ai crié ma faim. J’ai suspendu mon souffle. J’ai décidé de respirer grand.

Tentative de projection au plus loin vers le début de sa vie.

J’ai senti le lait perdu. J’ai oublié d’autres pertes. J’ai senti la fin d’hiver par la porte extérieure ouverte. j’ai éternué cette fois-là. J’ai roté à chaque fois. J’ai senti l’inoubliable par la porte du garage ouverte. J’ai gravé. J’ai référencé.

Remontée des premières réminiscences sensibles.

J’ai vu à hauteur de moi. J’ai vu le chien plus grand que moi. j’ai vu la table plus grande que moi. J’ai vu qu’il y avait plus grand que moi. J’ai vu les blessures du chien. J’ai vu les tâches des pieds de la table.

Remontée de la première grande émotion retenue de l’enfance, celle de la mort du grand chien qui s’appelait Wolf.

J’ai choisi des mots plus grands que moi. J’ai transporté tout ça jusqu’au bout de l’impasse. J’ai eu peur du train imprévu. J’ai ressenti l’absence. Je n’ai plus compris l’absence.

Allusion aux prémisses de l’envie d’écrire.

J’ai rêvé l’arrière de la maison. J’ai accueilli la nuit. J’ai lancé mes mains vers le haut. J’ai lancé mes mains vers les côtés. J’ai lancé du plastique vers le ciel. J’ai reniflé le buis. J’ai capté les corbeaux en hiver. J’ai essayé de dessiner les iris au printemps.

Souvenir jouissif de la pratique spatiale permise par un lieu de bonheur, pendant deux ans, entre les cinq et les sept ans.

J’ai eu le droit de goûter au vin de noix. j’ai été obligé de dire les refrains du grand-père. Je n’ai pas pu manger la viande. Je me suis permis de faire pipi où je voulais. J’ai dû accepter d’avoir la tête lavée. J’ai réclamé plus de temps. Je me suis laissé impatienter par la fin de la nuit. J’ai vomi d’impatience. J’ai vomi de crainte. J’ai vomi d’envie.

Les permissions et les transgressions de l’encore enfance.

J’ai eu envie de la peau douce et odorante. J’ai eu peur des écoulements doux et odorants. J’ai décidé de regarder surtout les yeux. J’ai regardé quand même les images cachées. J’ai décidé qu’il ne fallait pas toucher. j’ai eu envie quand même de toucher. Je n’ai pas su comment toucher. Je n’ai su que dire. J’ai aimé être seul. Je n’ai pas aimé être seul.

L’affolement au moment où les désirs se sont précisés.

J’ai écrit des mots. J’ai sauté des lignes. J’ai déposé des dessins entre les mots. J’ai voulu disposer les mots sur des cartes. J’ai trahi l’imprévu des promenades. J’ai mis des phrases en cahier. J’ai enfourné des cahiers dans des ordinateurs. J’ai câblé des ordinateurs. J’ai remis les pages d’ordinateur en cahier. J’ai maudit la boite aux lettres. J’ai écrit la malédiction. Je me suis confié un jour. J’ai écouté les vidéos. Je me suis confié un autre jour.

Les différentes formes de la pratique d’écriture au long d’une vie pas encore finie.

27 septembre 1970 : encore l’époque des rentrées scolaires tardives. Premier dimanche d’après la rentrée. Je suis revenu avec les miens au jardin de l’impasse où il fait soleil comme si c’était encore l’été et les vacances. Et pourtant, depuis, j’ai entrevu la ville pour la première fois, ses soirées et ses lumières innombrables le soir. Je les vois encore amicales en ce premier dimanche qui fait un peu retour vers les vacances, où je conçois l’idée de dessiner à ma façon le paquebot France, de parvenir à dessiner tous ses hublots, comme autant de fenêtres d’une ville. La tresse des odeurs du jardin, qui était celui des vacances et qui redevient celui des dimanches, où il y a encore quelques figues mûres, du raisin qui le sera bientôt, fait un écran où se projettent les odeurs nouvelles de la semaine qui vient de s’écouler : l’odeur de la peinture et l’odeur du neuf.

Souvenir d’un de ces moments de rentrée scolaire où il fallait quitter le lieu définitivement quitté au déménagement de la fin septembre 2019.

27 septembre 1985 : encore l’époque qui vient juste après la rentrée scolaire au Sénégal. La première fois que pour moi, il n’y a pas de rentrée scolaire. Mais je vis celle des autres. J’ai justement dormi chez Kaw Yaya, celui qu’on appelle le maître d’école. Sa maison est remplie de lycéens et de lycéennes qui doivent se lever dans le matin encore frais. Hier soir on a fait du feu dans la cour et cela sent la cendre à peine refroidie. Les silhouettes que je croise portent d’inhabituelles couvertures sur les épaules et je m’étonne de ne pas davantage frissonner, moi. Mais c’est vrai, moi, je n’ai plus à faire mes preuves de rentrée scolaire.

Souvenir d’un moment de la période d’adoption, vécue comme seconde enfance, qui a fait écho à des moments de la première enfance.

27 septembre 2001 : tout autour de moi, on peut se voir dans les journaux, à la télé et même maintenant sur internet. L’explosion, dix jours après celle des Etats-Unis, a eu lieu tout près de chez nous. AZF ? J’en suis resté au nom que le grand-père donnait à cette usine, l’Onia. Jour après jour, la radio ajuste le nombre des morts, multiplie celui des blessés. Demain, cela fera une semaine qu’il s’est passé ce qu’on ne sait encore quoi, au juste. Une semaine que j’ai entendu ce bang, comme celui d’un avion passant le mur du son mais plus fort quand même. Et puis, juste après, le bruit de projection du verre des vitres brisées. Il y a eu ensuite le temps de l’incertitude, les tentatives pour joindre ceux de l’autre côté de la ville, savoir si tout allait bien et si on allait se revoir le soir même. Et puis, le lendemain, samedi, cette étrange fête de la figue. On avait dit qu’on irait, on avait dit qu’on raconterait des histoires. Mais les histoires, entre temps avaient un peu changé. Et dans deux jours, le week-end qui vient sera-t-il ordinaire pour nous ?

Souvenirs liés aux suite de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, le 21 septembre 2001.

« J’ai paru nu. J’ai pleuré d’abord. J’ai crié ensuite. J’ai signifié savoir que j’avais perdu. J’ai crié ma faim. J’ai suspendu mon souffle. J’ai décidé de respirer grand.

J’ai senti le lait perdu. J’ai oublié d’autres pertes. J’ai senti la fin d’hiver par la porte extérieure ouverte. j’ai éternué cette fois-là. J’ai roté à chaque fois. J’ai senti l’inoubliable par la porte du garage ouverte. J’ai gravé. J’ai référencé.

J’ai vu à hauteur de moi. J’ai vu le chien plus grand que moi. j’ai vu la table plus grande que moi. J’ai vu qu’il y avait plus grand que moi. J’ai vu les blessures du chien. J’ai vu les tâches des pieds de la table.

J’ai choisi des mots plus grands que moi. J’ai transporté tout ça jusqu’au bout de l’impasse. J’ai eu peur du train imprévu. J’ai ressenti l’absence. Je n’ai plus compris l’absence.

J’ai rêvé l’arrière de la maison. J’ai accueilli la nuit. J’ai lancé mes mains vers le haut. J’ai lancé mes mains vers les côtés. J’ai lancé du plastique vers le ciel. J’ai reniflé le buis. J’ai capté les corbeaux en hiver. J’ai essayé de dessiner les iris au printemps.

J’ai eu le droit de goûter au vin de noix. j’ai été obligé de dire les refrains du grand-père. Je n’ai pas pu manger la viande. Je me suis permis de faire pipi où je voulais. J’ai dû accepter d’avoir la tête lavée. J’ai réclamé plus de temps. Je me suis laissé impatienter par la fin de la nuit. J’ai vomi d’impatience. J’ai vomi de crainte. J’ai vomi d’envie.

J’ai eu envie de la peau douce et odorante. J’ai eu peur des écoulements doux et odorants. J’ai décidé de regarder surtout les yeux. J’ai regardé quand même les images cachées. J’ai décidé qu’il ne fallait pas toucher. j’ai eu envie quand même de toucher. Je n’ai pas su comment toucher. Je n’ai su que dire. J’ai aimé être seul. Je n’ai pas aimé être seul.

J’ai écrit des mots. J’ai sauté des lignes. J’ai déposé des dessins entre les mots. J’ai voulu disposer les mots sur des cartes. J’ai trahi l’imprévu des promenades. J’ai mis des phrases en cahier. J’ai enfourné des cahiers dans des ordinateurs. J’ai câblé des ordinateurs. J’ai remis les pages d’ordinateur en cahier. J’ai maudit la boite aux lettres. J’ai écrit la malédiction. Je me suis confié un jour. J’ai écouté les vidéos. Je me suis confié un autre jour. »

Hypothèse fenestron : quelqu’un a regardé un enfant sans se montrer (et cela a été écrit, à même le ciment tout autour du fenestron d’observation par cette personne qui ne voulait pas quitter son poste et ne voulait nommer autrement l’enfant que comme un autre « je » ; cela a été écrit à partir de « j’ai rêvé à l’arrière de la maison », tout ce qui précède a été rajouté ensuite, à savoir par qui…)

lien avec le paragraphe précédent sur les petites fenêtres de deux lieux de vie importants.

Hypothèse borne : quelqu’un a eu besoin de faire le point à un moment de sa route (et cela a été enregistré sur une cassette dont l’appareil était défaillant, ce qui fait apparaître des sautes de son périodiques, pas forcément transcrites)

lien avec le paragraphe précédent sur les bornes kilométriques trouvées au long des routes départementales.

Hypothèse Babudu : quelqu’un, à moment donné, a changé de vie (au moment de prendre l’avion pour une destination inconnue, il a confié cela à un mendiant aveugle qui, depuis, ne cesse de répéter cette histoire dans le hall de l’aéroport mais dans une langue différente de celles que parlent les policiers, ce qui lui permet d’être tranquille ; quelqu’un, qui apparemment comprenait ou qui a imaginé, l’a transcrit mais le texte original ne va que jusqu’à « je n’ai pas aimé être seul », le reste a été rajouté ensuite)

lien avec le paragraphe précédent sur l’adoption au Sénégal oriental.

Hypothèse Babudu : à moment donné, changement de vie (le corps se prépare à l’écrasement-dilatation de l’avion). Un mendiant aveugle est dans l’aéroport, ce corps lui parle, par ses fourmillements et ses aspirations dissonantes. A partir de là, le corps tangueur de l’aveugle ne cesse de répéter cette histoire dans le hall de l’aéroport. Les corps helleurs des policiers restent à chaque fois en suspension, faute de comprendre, ce qui permet au corps de l’aveugle de garder place et stature et assise. Resterait à transcrire ou plutôt à imaginer un texte original qui ne dirait pas « JE n’ai pas aimé être seul », qui commencerait peut-être par NTE, comme un corps qui trébuche ou bien le corps performant de qui se met en déséquilibre pour prendre le bon départ, ou bien par MAN, comme un singulier qui affirmerait avant tout sa transposée humanité, peut-être avec un corps appelant à la gémellité par le contraste, faisant écho au blanc par le noir, au maigre par l’épais, au chancelant par l’ancré, au bavard par le taiseux, à la langue de l’ego par la langue du jeu.

Le souvenir de l’adoption proprement dite s’amplifie ici du souvenir multiple des moments de retour vers le second pays natal, les menaces permanentes de ne pouvoir y retourner tel, hantise qui s’est concrétisée par l’écriture du texte « Leyoun d’ici », texte inédit à ce jour et qui est encore une autre histoire.