quatre fois vingt-sept neuf

soixante (c’est un mardi) (j’aimais tant ce « un vingt-deux septembre au diable vous partîtes » mais c’est après) (j’aime tant cette musique – même si elle est triste « mais c’est triste de n’être plus triste sans vous » cette merveille de simplicité) (Georges je l’adore) (il y avait quelques uns de ses disques à la maison de ceux qu’ornaient des guitares en train de se faire) (c’est cette époque-là, elle commence) deux mois ont passé au pays (on disait rapatriés mais pourquoi donc ?), l’école a commencé – ça prenait vers le quinze si je ne m’abuse – c’était horriblement brutal ces changements, au début d’autorité on allait à la cantine, le midi, je crois que j’étais muré en moi-même, il y avait un chemin qui menait de cette école-là à une cité scolaire éloignée, qu’on parcourait jusqu’en son fond des fonds – une demi-heure de marche peut-être – il y avait eu une dictée – une dictée, en français – j’avais aux yeux, je me souviens, ce cahier qu’on ouvrait par la fin, on apprenait à écrire en arabe, je me souviens qu’on allait à la plage par un chemin qui descendait sec, derrière le lycée de là-bas, je me souviens de cette descente – la rue d’ici est grise, l’entrée de la cité scolaire de béton, grille verte, marcher en rang, deux par deux, probablement portions-nous des blouses, grises bleues n’importe – la dictée d’entrée en neuvième, traîtres ces mots, les diverses fautes d’orthographe me valurent une relégation en dixième (sans doute une bonne dizaine – ça ne va pas tellement mieux remarque) le type qui faisait le prof n’était pas désagréable mais brutal – dans l’après-midi, septembre perd son astre, sa chaleur, dans l’après midi, il va se coucher, se terrer, la peur à tous les étages – l’école, la rue, le retour, j’avais alors des sœurs, un frère, j’avais alors le statut du dernier – on se ligue, on parle à maman on lui demande, on se ligue, on lui demande – cette femme dont l’une des utopies les plus achevées était justement d’aller à la cantine (elle en avait aussi une autre, c’était de nettoyer balayer la neige devant sa porte – malheureuse femme si drôle et gentille), elle ne comprit pas tout de suite le malheur indicible dont nous souffrions « essayez encore les enfants » – un jour on nous servit du bœuf en daube – tu vois je m’en souviens soixante ans plus tard – une semelle en sauce marron accompagnée de lentilles – on dirait du Maupassant ou du Zola hein – sur la table il y avait une bouteille de bière Valstar pour six – verte – l’après midi de septembre avait quelque chose d’un peu enfiévré puis endormi, puis les choses avancèrent – on revenait le ventre plein et quelque chose d’un peu bizarre se passait dans notre inconscient ou notre métabolisme aussi bien, quelque chose qui avait un goût et pétillait comme de la limonade (on aimait le fanta, le coca, mais la bière ? j’en avais un goût parce que mon grand-père en buvait et m’en offrait la mousse – mais c’était tellement ailleurs) – on revenait, je ne me souviens pas qu’il ait plu mais seulement au coeur, oui, des amis – il y avait une certaine Bergounioux qui trop forte passa directement en huitième , une autre, une brunette qui souffrait d’une espèce de mouvement impossible à maîtriser, je ne sais plus, il y avait les jeux de billes, il y avait les rouleaux de réglisse à la sortie de cinq heures – à d’autres moments, vers quatre heures une petite bouteille de lait – et puis ma mère comprit, elle nous accueillit alors le midi, avait-ce duré un trimestre ou deux mois, qui peut le dire, qu’en savoir comment s’en souvenir ? Il y eut alors une espèce de joie de revenir à midi, on se pressait, on revenait en bande, avec notre mère ensemble, et elle et nous, nous avions gagné – on se dépêchait, on rentrait on repartait – parfois la voilà qui s’en allait à Paris dès le matin si tôt – on allait en groupe, on revenait en groupe, on repartait, elle était là le soir, ramenait des sandwichs qui nous rappelaient ceux qu’on mangeait parfois dans la rue (variantes, thon, olives, pommes de terre, purée d’aubergine et harissa dans petit pain à l’italienne) – vingt sept septembre soixante

soixante-dix-sept – mardi, à nouveau – remonte dans le temps, regarde les yeux de ce type, il est en uniforme, c’est un militaire trois barrettes, « faites attention, vous n’aurez plus de possibilité ensuite de prendre de journée, durant toute votre incorporation, est-ce que c’est vraiment nécessaire, posez-vous cette question, et revenez me voir dans une heure, réfléchissez » faites attention montrez-vous un homme, un vrai un dur – j’étais effaré devant cette attitude – souvent je ne comprends pas tout de suite ce que veulent dire les gens, cette fois-là, je n’avais rien à dire sinon « bien mon capitaine » salut demi-tour réglementaire – il y a toujours eu quelque chose avec les adultes, c’est à ne pas croire, je suis sorti – le camp était assez désert il devait être sept heures du soir, c’est l’heure où le ciel s’assombrit – je ne sais pas comment j’ai appris l’accident, je ne me souviens plus mais je me souviens du fourrier et du vaguemestre, du rabbin du curé du sergent-chef et des bruits de suicide qui accompagnaient cette fameuse incorporation – premier août comme les étudiants d’alors – il était plus tard, on avait dîné soupé comment dit-on pour le soir, ça a une importance ? c’était assez presque la nuit – des nuits de garde devant le camp des nuits de garde de la prison des nuits de garde et des nuits d’infirmerie je me souviens, mais de celle-là je ne sais plus, je suis revenu était-il huit heures, j’avais en effet bien réfléchi, fait bien attention, mais ça ne faisait rien non, pour les permissions exceptionnelles je n’en aurais plus pour les dix mois qui viennent, non, je sais bien mais je dois aller le voir et l’embrasser, c’est mon oncle – j’avais des amis, le coiffeur qui faisait du vélo dans le nord, le prof de maths dont la femme était laborantine – le train arrivait à la gare du nord – départ six heures trois – on se lève quand on veut on est libre – en perm – sans doute un sauf-conduit une autorisation un papier signé – le regard du type trois barrettes devant ma détermination  » tant pis pour vous » il avait signé le truc – le matin du lendemain, il était là, mon oncle, dans sa chambre immense les rideaux tirés faisait-il beau dehors, le matin, ce matin-là – cet appartement-là – comment survivre ? il était allongé dans la pénombre, je l’ai embrassé, pris dans mes bras, cette terreur – la vie c’est donc ainsi – je ne sais plus s’il y avait là son chien, ses chiens je ne sais plus – il devait être né au début des années vingt, cinquante sept ou huit ans, toute sa famille détruite, deux petits enfants et une femme, un camion fou, une panne de voiture, nationale treize un soir de septembre (« ce fut un soir en septembre/vous étiez venu m’attendre/ici même vous en souvenez-vous ? » chantait Monique Cerf, dite Barbara – une chanson, laisse aller) – des circonstances dramatiques, tragiques, comment vivre après ça – septembre je ne sais pas – il s’est relevé, il a recommencé travaillé ri courtisé – des années et encore d’autres, on le voit un jour sur un film, sur son balcon qui domine la place, son foulard de soie noué au cou (« si je porte à mon cou/ en souvenir de toi/ cette écharpe de soie… »), il sourit mais peu, ses cheveux sont frisés gris peignés son teint mat il sourit un peu – et puis avant que le siècle ne se termine il s’en est allé

jeudi – zéro sept – c’est au rez-de-chaussée, il y a eu les vacances, tu sais comment c’est, on est au téléphone, on appelle on voit comment ça se passe – tu sais comment c’est, parfois les vieux on les laisse – on appelait tous les jours parce qu’il allait mal, on lui avait dit de venir avec nous, nous accompagner, on s’en occuperait mais dans son état non, vraiment – on avait été avec lui début août ou plus tôt voir un spécialiste qui s’appelait Proust, et lui levait le doigt « si je peux me permettre … » disait-il, puis son regard s’en allait immobile, les yeux baissés, il était assis là devant le professeur qui nous parlait de cette boule de la taille d’une de billard qu’il avait dans la tête, non rien à faire, on l’avait accueilli dans une maison, il vit au rez-de-chaussée, une grande baie vitrée donne sur des arbres au fond du cadre, de la qualité des verts et des ombres je me souviens je me souviens de ses regards un peu perdus, c’était un homme qui aimait à rire « c’est comme ça qu’on devient méchant » disait-il en riant de ses frasques commerciales, je n’en étais pas loin, il avait intitulé son magasin (il vendait des appareils musicaux) cent mille volts, moi je n’aimais pas tellement ce type-là Bécaud qui vivait sur une péniche, qui avait été l’amant de la môme Piaf, qui avait flanqué une baffe à un journaleux qui l’avait mérité de ne pas l’avoir reconnu ses cravates à pois et tout son bataclan – mais j’aimais Orly – j’ai toujours aimé Orly, dès que j’y ai mis le pied, un soir de juillet – il y avait là mon père et garée devant la quatre cent trois bleu nuit – mais ici ce n’est pas mon père, c’est l’autre grand-père des enfants – on était parti en vacances, on l’appelait tous les jours – nous étions dans cette maison la dépendance d’un château habité par un couple de gens adorables – ils sont deux, il vend des autos je crois bien, elle je ne sais pas, lui je l’aime bien, on parle voiture – j’ai la même auto qu’alors – il possède un coupé tout en aluminium, des chevaux partout, corvette quelque chose – américaine – j’ai dévié, mais nous étions là, on téléphonait tous les jours, voilà – puis on est allé le voir, dans cette maison, on y allait en fin de semaine – ce jeudi-là sa femme l’avait largué un peu à cause de ses chiens – elle avait des chiens, elle leur faisait faire de la gymnastique et ce n’est pas le type qu’elle avait épousé (il avait vingt ans de plus qu’elle peut-être) qui allait l’empêcher d’aller courir avec eux au Maroc, ou de les présenter dans des foires à chiens – il y a des gens comme ça, c’est dans le monde, c’est ainsi qu’ils existent – on allait le voir, il avait le regard perdu, ne gardait plus rien de sa mémoire, souriait un peu aux filles – on s’en allait et on téléphonait il vivait au rez-de-chaussée, son fauteuil était tourné vers la baie qui donnait sur la forêt – il aimait les arbres, il en avait planté un pour l’aînée – un chêne – et un pour la cadette – un taxus bagatta – dans le jardin de sa maison – elle était sur les flancs d’une colline, non loin de la ville – une chaumière on voyait la ville au loin et ses lumières et le nouveau pont, un train passait dans la vallée, les voitures se garaient dans le parking du supermarché en contrebas, trois cents mètres peut-être les caddys ont la taille d’un petit bout d’allumette, les gens sont de petites choses qui grouillent et emplissent les coffres des autos – les lumières de cette ville où il s’était installé après son divorce – la musique d’ambiance, la téléphonie mobile, c’était le moment des téléphones de voitures – pas fortune, non, mais il avait réussi à s’en sortir disons, en larguant un peu ses filles – mais il avait été là quand même, il y était, on l’aimait aussi parce qu’il était drôle, parce qu’il aimait les enfants – il était là, assis dans son fauteuil, cette boule au crâne presque invisible, il ne souffrait plus, on lui donnait de la morphine, il regardait cette baie et ces arbres – le soleil s’en va à ces heures-là, illumine un peu les arbres au bout de la perspective, c’est au rez-de-chaussée, là, c’est de là qu’il est parti – fin septembre zéro sept

Samedi zéro huit – deux semaines plus tôt, vers six ou sept heures du matin, un coup de fil de l’une de mes sœurs – « c’est fini » un peu comme Capri – on le savait, mais ça ne change rien, il y a la métaphore de l’armoire normande qui vous tombe sur le torse lorsqu’en votre coeur se produit l’infarctus – ça ne change rien de la connaître, l’armoire tombe – j’avais dans l’idée de reprendre les dix ou douze ans de journal, j’ai regardé une de ces années-là, le vingt-sept septembre, l’embrayage de l’auto a jeté l’éponge – je me souviens de l’odeur de grillé – la voiture que je prenais pour la conduire à ses rendez-vous chez le cancérologue (tu peux dire aussi oncologue mais ça ne change rien) – au mois de juillet de cette année-là, nous avions été avec mes sœurs voir un type en face de l’école normale de la rue d’Ulm, qui nous avait dit « laissons-là tranquille » métastases généralisées, rien à faire – pour y croire il aurait fallu croire à la science, aux médecins et aux diagnostics – deux semaines plus tard, tout était consommé (elle repose, avec sa mère, non loin de Berlioz) (il y a quelques jours je suis allé poser quelques cailloux sur ces tombes-là – et pourquoi l’écriture a-t-elle toujours à voir avec la mort – mes aïeux, ma tante dont on ne sait pas qu’elle est là) – un samedi comme un autre, on s’y attendait, on avait été à la banque, on avait été chez le médecin, le lit médicalisé, les infirmières qui passent deux ou trois fois par jour – comme pour ma tante, qui mourra là dans cette même pièce dix ans plus tard – elles étaient deux sœurs (au vrai elles étaient trois et elles avaient deux frères – la famille de ma mère, comme moi la plus jeune des enfants) elles vivaient à un jet de pierre l’une de l’autre, chacune sur une rive (sa sœur lisait le Figaro tous les matins – elle lui avait trouvé ces appartements, celui de la rue F. des débuts de Paris en soixante quatorze après une formation chez Pigier, travailler avec son frère, les enfants élevés partis, les aider quand même mais nous étions partis, tous – plus ou moins – ah je ne sais plus, Florence, Bogota, Rome, Latina – j’étais encore là, la première année, ma grand-mère qui vivra elle aussi un moment là (c’est là qu’elle mourra, en août, une des années quatre-vingt), sa mère à elle, elle ce samedi-là, deux semaines avant le vingt-sept une bouteille de black and white chez monoprix, mes sœurs et mon frère qui s’entre-tueraient s’ils pouvaient, mais non, ils ne font que se hurler dessus, les démarches de l’avenue Rachel, la venue dans l’après-midi de la thanatopractrice, l’oubli d’un de ses outils – fer, caoutchouc, tuyaux, pompes… – dans le lavabo, je lui cours après, verres de whisky, sa sœur qui pleure, je ne sais plus sans doute le mercredi suivant – probablement – je ne sais plus, un samedi suivant, le temps qui se met à la pluie, les feuilles qui roussissent au jardin des Tuileries, au loin juste là le Louvre, sur l’autre rive, l’hôtel où sa sœur me dit « je suis toute seule maintenant », elle regarde le fleuve, le pont, le musée, les roses alors presque chaque semaine, les couleurs pour la chambre quinze – la pluie, tu sais je ne sais plus exactement mais voilà, à Saint-Germain-l’Auxerrois, juste à côté de cette église se trouve la mairie, c’est là qu’on déclare, c’est là qu’on dépose, on donne son nom, son lien de parenté, sa profession et son adresse, on signe – dans la même mesure, on va déclarer la naissance des enfants (c’était aux Lilas, au siècle précédent) , la force de l’État, civil peut-être mais sa force qui tient à ce qu’on nous y oblige, les choses à faire on les fait de plein gré sans réfléchir parce que c’est comme ça, les déclarations (on n’a jamais su le jour précis de la naissance de mes grands-parents maternels), un peu de soleil sur les arbres

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

7 commentaires à propos de “quatre fois vingt-sept neuf”

  1. Me voilà recroquevillée sur ma chaise, je suis abattue, comment faites-vous avec des mots pour tronçonner à la scie le passé et le lecteur ? C’est lancinant, on oublie de respirer en lisant.

  2. J’entends toute cette musique que vous partagez tout au long de la lecture de ces 27 septembre, et si aucun de ces souvenirs ne m’appartient, tous distillent en moi une nostalgie, cette « saudade », vous voyez, d’un temps qui manque…

  3. et oui, avec Brassens, Barbara, Maurice Fanon on plonge dans ce qui a tant compté pour nous et accompagné des étapes de nos vies. Vous avez un ton familier , on dirait que vous me parlez! Merci beaucoup, Piero.

  4. oh fan ! faire revenir tout cela, s’en souvenir ou le faire revivre avec oui c’est vrai un peu de musique assortie pour broder sur le fond comme cela accompagnait justement ces moments, les enchasser, les faire ressortir

  5. Oui, je ressens également à vous lire une étrange familiarité. L’écriture sans doute, l’usage des pronoms personnels, l’entrelacs entre regard et souvenir, les incises et commentaires, tout cela sans doute rapproche. L’écriture et la mort, oui, et la douceur dans le rapport à l’absence, au révolu. Bref, j’ai beaucoup aimé vous entendre. Merci Piero Cohen-Hadria !

  6. Rétroliens : (presque) Sans chanson – Tiers Livre, les ateliers en ligne