#enfances #02 | couleurs en boîte

La boîte Caran-d’Ache aux crayons qui « s’aquarellent », posée sur la planche à dessin du bureau de ton père, (tu as la tienne en petit avec les  bâtonnets pastels qui se diluent ); cette boîte en fer avec un lac et des montagnes sur le couvercle – on dirait le paysage d’Heidi dans ton livre.  Ca-ran-d’ache-Pri-malos-Swit-zer-land (oh! Swift et Gulliver mais c’est une autre histoire), j’ânonne les mots écrits blanc sur rouge de la boîte aux milles couleurs, quarante en vrai, quarante couleurs comme les quarante voleurs ( comme mille ) : si peu épaisse, elle pourrait se glisser sous la porte de ta chambre, mais  large, presque quatre fois ta main posée bien à plat et les doigts écartés : en hauteur pas tout à fait trois… tu fais bouger délicatement la boîte de gauche à droite pour vérifier qu’elle n’est pas vide … un léger roulis : tu passes ta paume sur le couvercle, c’est lisse et froid, du bout de l’ongle tu fais sonner le métal : toc! toc! … comme pour dire : je suis là… c’est moi… je vais entrer… rien qu’un moment… c’est un secret ne le dites pas … Pour ouvrir il suffit de faire sauter la partie médiane du couvercle de son encoche, tu le lui as vu faire du bout des doigts : ton père ouvre la boîte sans y penser — allez essaye! c’est simple! regarde! … pas pour tes doigts d’enfants : et gare aux crayons qui tombent… s’il tombe un crayon c’est un mal d’abord invisible qui se révèle quand on le taille : « Ne les fais pas tomber Talouchette » (oui c’est à toi qu’il s’adresse): ce violet tant convoité qui vient de tomber il va perdre sa mine, la perdre encore et encore, une pelure de bois n’en finira plus de se dévider sous la lame du taille crayon, comme une pelote sans fin : ce violet réduit à rien qui va disparaitre entre tes doigts…
À genoux sur le grand tabouret de bureau qui tourne, tu te penches sur la boîte : pour ouvrir la maintenir d’une main, de l’autre, avec deux doigts, faire sauter le couvercle… puis le plus lentement possible le laisser remonter : dans la boite les camaïeux sont cul par dessus tête, il y a des crayons tout petits, d’autres qui n’ont jamais servi couchés tête bêche… l’odeur du bois et des couleurs… acide et sucrée, brûlante et glacée: vert tige, citron, cerise… quel parfum pour ce bleu ?… le violet disparu fait un trou comme une dent brisée dans la mâchoire du loup.

... la boîte en carton dans le tiroir de la grande armoire ; sa boîte à foulards au parfum d’arpège : soie, mousseline et crêpe… Le coffret à bijoux fantaisies de la coiffeuse aux flacons vides et le miroir brot où l’on peut se cacher pour se démultiplier… La robe sous sous cellophane qui ne se caresse qu’avec des gants… La boîte à biscuits noir et or de la rue de Steinkerque avec le dragon qui s’écaille et se remplit par magie… Le bateau est entré dans la bouteille et le coffre à matelots à l’odeur de moisi… ( la boîte à coquillages percés d’Ars en Ré comme autant de perles à colliers)… celle des billes et celle des craies… L’ étole renard avec le museau et les griffes qui chancellent du cagibis penderie de la rue Legendre : l’odeur de cuir, de pieds, de térébenthine et de poudre de riz… les colis kraft qu’elle rapporte tout ficelés du bazar de l’hôtel de ville et on attend qu’elle déchire le papier pour s’exclamer… La corbeille de pelotes de laine et de coton perlé en écheveaux avec les crochets de toutes tailles posée à côté du fauteuil à bascule de Oinville ; la boîte à Vichy qui contient les aiguille à coudre ; le mètre ruban qui ressemble à une boite de Cachous Lajaunie… Le tiroir doublé de toile cirée où sont rangées les étiquettes et les élastiques à confiture, la gélatine, et l’arrache noyaux de cerises… Le dessous d’évier de Colombes avec les bouteilles interdites: l’odeur de javel, d’alcool à brûler, de camphre et de naphtaline… La caisse à outils de peinture en cuir fauve tachée d’encre de la rue du faubourg poissonnière… Le meuble des Canson, Raisin, Grand aigle et le petit avec ses tiroirs malcommodes à ouvrir, et on y plonge la main et on ne sait jamais ce qui va en sortir : gommes, trombones, lame de rasoir… La porte du fond du couloir qui ne s’ouvre pas et de l’autre côté des voix arrivent… celle des cauchemars éveillés de la nuit qui se confond à l’étoffe bordée de satin qui entoure les doigts…

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

10 commentaires à propos de “#enfances #02 | couleurs en boîte”

  1. Christine, Anne Sophie, Brigitte, Ugo, Elise, Marie-Caroline, Françoise, Piero Merci de vos lectures et retours