Regarder les vitrines quand les magasins sont fermés me convient bien. Plus de scrupule, débarrassée de toute impulsion acheteuse, débranchée de toute envie hors de ma vie, je flotte, à regarder les inventions et fantaisies des couturiers. Peu importe le décor ou la clientèle à séduire, je suis aussi intriguée par une devanture vieillotte de couvres- chef que par une mise en scène minimaliste. Sous cette petite bruine apaisante s’éparpillaient mes pensées, une fin de dimanche pluvieux. Je m’étais abritée sous le auvent du Passage des Trois Chapeaux, à l’angle d’une boutique de prêt à porter de luxe qui avait pendant un temps servi de refuge à un SDF de l’Est et son caddy. Il avait disparu pour deux petites dames fourrées qui léchaient attentivement la vitrine. Apprêtées avec soin, mais désuètes, comme de la poudre de riz avec houppette, l’une émergeait d’un manteau ourlé de fourrure, deux pattes maigres plantées dans des bottillons également doublés de froufrou, l’autre zippée dans une doudoune légère et matelassée. Frileuses, se serrant l’une contre l’autre, bras dessus bras dessous, ne formant plus qu’une seule vague de cheveux ondulées et blond cendré, couleur des mèches échantillons qui scalpent le rayon teinture capillaire du supermarché. Maquillées avec soin, d’anciennes vendeuses des Nouvelles Galeries mises au chômage économique avec la fermeture. Pourraient sortir sans culotte mais jamais sans fard. C’est une autre personne que l’on trouverait si on se permettait de sonner chez elles au saut du lit. «  Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée, elle avait encore cet éclat emprunté pour réparer des ans l’irréparable outrage « Je rangeais mes pensées éparses comme un mouchoir qui dépasse d’une poche et visais le tailleur qui attrapait toute leur attention et leur conversation. Beau tombé, du crêpe de laine noire un peu sergé avec des galons effrangées à la Coco, deux poches poitrines, deux poches à la taille. Tu sais c’est tout pareille à celui que je portais à l’enterrement de mon mari. Mais si, souviens toi, si je l’ai porté celui-là. Raccourci inattendu, diagonale insoupçonnée. Frétillante,je voyais ma veuve coquette. Premiers jours de Mars, le vent printanier est tombé pour un ciel blanc à découper en morceaux, mais Francine a d’autres chats à fouetter que s’occuper de la mélancolie des ciels. Elle enterre aujourd’hui son Othello, de quinze son aîné, un ouvrier italien qui a réussi à monter sa petite affaire d’electro ménager, la clinique de l’aspirateur. Une petite rue derrière les Nouvelles galeries, face à l’entrée du personnel. Cliente amusée puis amante. Un aspirateur dont il fallait juste remplacer les filtres à l’origine de sa romance. Elle lui a bien rendu et accompagnée jusqu’au bout, alors qu’il perdait vraiment la boule prenant la nuit pour le jour, se rasant à une heure du matin, partant parier en pyjama dans les rues désertes, la prenant pour l’infirmière, réclamant sa Francine beaucoup plus douce et pas méchante comme elle. Heureusement qu’elle avait les copines. Mais ça, jamais elle a voulu se faire aider, a renvoyé fissa les services de la mairie à leur place quand ils lui ont proposé l’aide ménagère. Un comble, elle qui a été femme de ménage chez les bourgeois, avant de travailler au Majestic puis aux Galeries. Sa maison c’est aussi intime que sa lingerie, elle ne va pas laisser quelqu’un enlever les cheveux dans la baignoire et laver les caleçons de son hommes et vider la poubelle. Trop intime. Elle finit sa toilette pour le grand jour. Ils ont emmené Othello dans le cercueil Verdi, ils l’ont choisi ensemble, quand l’agent d’assurance leur avait proposé de souscrire une assurance décès. Délicatesse d’Othello qui la soulage de tout ce tintouin. Plus qu’ enfiler la paire de bas de soie qu’il lui offrait le jour de Noël, et le tailleur noir déposé sur le lit. Elle a hésité longtemps, une folie, mais il y a eu la prime de fin d’année et de toute façon avec son cancer à la gorge, il était fichu , c’est ce qu’ avait dit le docteur Malikian. Elle pouvait bien se l’offrir, elle qui passait son temps à emballer des robes dans des papiers de soie pour des clientes qui ne manquaient de rien. Et puis c’était pour l’enterrement, autant bien l’accompagner. Jacqueline lui avait dit, car elle peut pas s’empêcher celle là, tu crois pas que ça va lui donner le mauvais œil à ton époux. N’importe quoi ! fichu pour fichu, il sera content d’avoir sa Francine bien mise qu’elle lui avait rétorquée, histoire de la remettre dans ses buts. Elle ajuste son tailleur en tapotant sur sa jupe pour bien faire glisser la combinaison devant la glace du living, vérifie son rouge en écrasant ses lèvres l’une contre l’autre, et comme en torero en habits de lumière, bien droite, elle ouvre le deuxième tiroir de la commode pour sortir ses gants de chevreau et la mantille de sa mère. Un klaxon s’impatiente en bas de la résidence, c’est son beau-fils, Christian qui est descendu de Paris. J’arrive, J’arrive, toujours à la presser, celui-là. Elle se demande qui viendra au restaurant Brimborion, après le cimetière. Les amis de son époux disparus pour la plupart, peut être quelques commerçants de la rue des fusillés, heureusement qu’elles a fait signe aux copines à qui elle a bien donné l’adresse, 293 boulevard des états Unis, allée 64, carré treize, tu vois Othello comme un billet de train, toi qui aurais voulu être cheminot.

A propos de Hélène Boivin

Après avoir écrit des textes au kilomètre dans un bureau, j'ai écrit des textes pour des marionnettes à gaine et en papier. Depuis j'anime des ateliers d'écriture dans des centres sociaux et au collège. J'entretiens de manière régulière ma pratique auprès du Tiers-livre.