les 27 s’amassent à l’appel

Pluie de septembre travaille, à la vigne et à semaille. Les radios locales pressent leurs voix, se réjouissent des épisodes pluvieux enfin venus briser la sécheresse et la désertification redoutée, aussitôt déplorent l’insuffisance pitoyable des précipitations. À peine 5 millimètres. Les voix annoncent des catastrophes si… Des pelleteuses broient un glacier pour hisser un peu plus les pistes de ski, le PDG de Ford France confirme la fermeture du site de production en Gironde, se réjouit de cette restructuration indispensablemaistroplongtempsrepoussée, se félicite d’un changement de positionnement en faveur des SUV plébiscités par le public écologique.

Le 27 septembre 1959 un typhon dans l’île japonaise de Houshu fait plus de 5000 morts, Khroutchev revient des Etats-Unis après avoir parlé de Berlin, Allemagne, désarmement avec le président Eisenhower. C’est la première fois qu’un chef de l’état soviétique se rend en Amérique. Khroutchev déclare qu’un tournant est advenu dans la guerre froide. Il fait peut-être déjà une timide amorce d’humide et de frais dans la maison nichée à flanc de butte, sera bientôt chauffée par l’unique poêle à charbon dressé dans le couloir d’entrée. (Au-dessus le cylindre annelé, brillant, du ver gras repus rongeur de mur.) Les saisons étaient plus rudes, plus marquées à cette époque. Bien sûr l’hiver est encore loin, ne va pas si tôt maquiller les prés, combler de neige le chemin en toboggan et la ruelle étroite et dépeuplée. Silencieuse elle cicatrice son sillon tortueux entre les arbres et les hauts talus de broussailles, plonge vers les premières habitations du bourg échouées sur ses bords: voilà l’intersection de la grand’rue. Viennent l’alignement de façades basses et tristes, les postes de garde vitrés aux entrées des usines, leur barrière bicolore blanc et rouge, les hommes en képi bleu, les longues cheminées de brique. Tôt ce matin papa a dû partir avec la 4 Chevaux ronde et vert pâle (les drôles de portières à l’avant qui s’ouvrent à l’envers, à moins qu’il n’ait utilisé le solex à la selle aux ressorts pince-doigts ?) On entend la frappe régulière et imperturbable du pilon derrière les murs de la Compagnie des Ateliers et Forges de la Loire. J’ai exactement 206 jours de naissance — (vie à l’air dit libre) 4944 heures environ entièrement consacrées à vagir, brailler, téter, 296640 minutes à dormir gigoter salir les « pointes » en tissu vaguement molletonné, pendues sur le fil sous deux oreilles d’épingles, ou posées à sécher sur les radiateurs en caressant chaudement le ventre doux des chats. (Non, bien sûr ! — ce sont celles de François, plus tard venu le confort du chauffage central et de la chaudière à coke immobilisée sur son socle de ciment dans la cave. Papa en agite, baisse et relève avec fracas le bras squelettique peint au minium. Déclenche un vomi de poussière âcre et étouffante, cendres braises et scories mêlées derrière les quatre dents en fonte de la petite bouche quadrangulaire au ras du sol. Enfin gavage de la gueule rougeoyante du haut, visser l’entonnoir du seau à charbon, matin, soir, plus ? Un bandit manchot insatiable.) 17798400 secondes à entrechoquer avaler bouillasser barbouiller des bribes de ce monde (dont j’ai quasiment tout ignoré et pour le reste oublié) commencer peu à peu à construire des formes et figures identifiables par immuable routine. Le chaos exténuant est progressivement devenu familier et rassurant, c’est reconnaissable à mes gloussements de rire. Le tout en gigotant criant cognant jetant des petites cuillères infiniment ramassées, ah ça suffit maintenant, babillant, jouant avec des ombres des éclats des rumeurs des vibrations des ondes des sensations inédites et leurs remous ; (et bien, on m’a dit quatre décennies plus tard, vous n’allez quand même pas épuiser le réel ! – non jamais même si c’est pas l’envie qui m’en manquerait). Et depuis hauts, bas, anticyclone – dépression la météo ordinaire de mes soixante saisons.

Le 27 septembre 2019 au quartier du Braden à Quimper on vendangera les petites parcelles de Chardonnay et le Pinot gris. J’irai à Lorient avec Carol. Nous avons reçu une invitation pour le lancement de l’antenne Bretagne sud de SOS Méditerranée. C’est également ce jour là que  Vincent Tolomé et Maja Jantar performeront à Paris, à la Maison de la Poésie. Je le sais pour avoir reçu par mail l’annonce de Remue.net, mais c’est un peu trop loin. Je me souviens que Erri de Luca a rejoint l’Aquarius lors d’une mission et j’aimerais bien en trouver quelques écrits. Pour ce qui est d’embarquer c’est cuit !  Le 27/09/2019 ce sera également vendange de tous les 27 septembre déposés et enregistrés sur le site de Tiers Livre, atelier d’été 2019, et absolument moins que rien du tout dans l’univers de toutes les secondes de tous les 27 septembre. J’aimerais écrire spontanément à quoi bon pour quoi faire et puis quelle étrange et impossible idée ! — à rebours réinventer tous ces 27 septembre perdus envolés écrasés ou enfouis dans la boue des milliards de seconde d’une vie, multipliés par toutes les vies des connus et inconnus, épuiser le réel vous n’y arriverez pas, non jamais, alors fabriquerons ce que peut des évènements et des minuscules brins de trois fois rien! Imaginariserons. Aujourd’hui j’ai pris la photographie d’une dalle tombale noire noyée entre l’obscurité et les pierres grises dans la petite nef de l’église Notre Dame de Locmaria à Quimper. Gravés un nom des dates un 27 septembre il me semblait, mais tellement érodés sous les pas de tant d’années.(Carol a passé un doigt sur l’empreinte pour confirmer, sans succès ! Mais cest quoi cette histoire de 27 Septembre ?) — dessous un important de la marine qu’il m’a fallu enjamber pour tenter de lire de plus près. Vérifié : Erri de Luca est parti sur un navire de MSF, le Prudence. C’était au printemps 2017. Ce qui le marque :  » J’ai des dessins faits du côté qui ne se décolore pas. Les deux semaines passées à bord m’ont imprimé un nouveau tatouage : une échelle de corde qui pêche dans le vide. De son dernier barreau, j’ai vu surgir un à un les visages de ceux qui remontaient du bord d’un abîme. Entassés dans un radeau, ils gravissaient les échelons de leur salut. »

… des traces des sons des lieux des souvenirs des visages des absences et des trous, des brèches au milieu de tout, à tirer du bord ou du fond des abysses de tous ces 27 septembre à inventer dégager retrouver restaurer, comme ces entrelacs de peinture ocre et dorée redonnés aux piliers, aux voûtes des cathédrales en flèches de ciel, ça en fait des lettres des murmures des ombres et des lumières à délivrer de l’abîme des écrans ou du papier glacé, à dégotter des archives. Je lis Performances de ténèbres de Pascal Quignard, (acheté six euros chez un bouquiniste de marché à Trégunc, également l’Education Sentimentale, La métamorphose, Au gré des jours, Le vin de la jeunesse, Le Bureau des Jardins et des Etangs). Page 33: Pascal Quignard consigne sa réalisation, le 27 Septembre 2014 à Manosque, d’une vidéo You Tube pour rendre un dernier hommage à Carlotta Ikeda ; ce jour là George Clooney a épousé Amal Alamuddin à Venise et fêté leur mariage avec leurs amis pendant trois jours ; l’Express publie un article sur le Mécanismes de survie en milieu hostile d’Olivia Rosenthal. Je ne la connais pas encore. Je la rencontre 5 ans plus tard au Musée des Confluences à Lyon. Elle me dédicace « jouer à chat » en me souhaitant de ne jamais oublier de jouer. Avant mon récent déménagement j’ai jeté un épais dossier cartonné, verdâtre, terne et corné, et son bourrelet de documents administratifs, ampliations de décisions du directeur me concernant vu les articles en référence, sauts de marelle de l’ordinaire, changements d’affectation à la demande de l’intéressé, et suis dès lors devenu totalement incapable de reconstituer précisément les étapes du feuilleton de carrière. Le 27 Septembre 2014 c’était un samedi. Peut-être est ce que je travaillais déjà de nuit ? Peut-être est ce que je dormais entre deux veilles ? Peut-être le frisson des quatre heures du matin, l’impuissance et la fatigue absolues devant elle qui déambule sans fin dans le couloir carrelé, passe et revient en marmonnant derrière la vitre, obstinée et indifférente, nue et abondante comme une Vénus paléolithique, une simple taie posée sur la tête — je m’enfuis pense aux livreurs de coke encroûtés de noir sous leurs chiffons et sacs de jute, je vois je sens les boulets qui s’entassent, montent en pyramide poussiéreuse et grasse dans l’auge à charbon à côté de l’ogre manchot. Le 27 Septembre 2014 était pourtant un samedi bleu et or, je ne sais pas pourquoi je frissonne d’hiver. Personne n’est allé à l’usine, les friches industrielles ont été longuement réaménagées en semblant. Papa est enterré depuis bientôt cinq ans, ( tu sais le cimetière en pointillés sur la colline, de là on voit de loin le pré des roulades écorchures et aventures, son encolure légère cache la maison de l’autre côté, on passe sa vie dans des boîtes et après c’est dans une qu’on finit.) Funérailles de février dans le blanc ; maman à mon bras se perdait un peu déjà, toute en trop fine veste noire ça suffira bien oui je suis sûre et tremblements, nous bien sûr on n’en soupçonnait rien — se rassurait de lui trouver bien du cran, cette idée stupide et consolatrice que les plus vieux savent ce qui les attend, que

à l’heure où j’ai commencé l’écrire et déclenché le compte à débours (quand je vole vers l’arrière où j’étais pas tout à fait là enfin pas comme on en prend après l’usage, la cartographie commune des comment et pourquoi décrivant les qui et les quoi) à cette heure là où j’écrivais la machine a dit que j’avais entassé 22 089 jours, traversé 3156 semaines, parcouru 725 mois, malmené 530136 heures engrangé 31808168 minutes et j’échoue tout à fait face aux secondes qui filent toujours plus vite que n’importe quoi

évidemment, tout ça, si on lira ! — personne non plus pour suivre les oiseaux sombres – filent de leurs ailes le bandeau de silence grisâtre en haut de l’écran

2 commentaires à propos de “les 27 s’amassent à l’appel”

  1. Coucou Jac,
    Que de comptes et de décomptes ! L’air marin met de la légèreté dans ta prose et j’aime bien. Pauvre Carol qui ne se soucie pas de ces exercices étranges. Bon vent à vous !