# 3 une pêche

1/

sûre, solide plus qu’il ne paraît
la douceur est apparente
belle à ce point qu’elle en périt
elle renferme quelque chose
ferme et douce au toucher –
de couleur éclatante – les plus beaux soirs d’orage
veines palpitant à la surface
forme arrondie mais pas tout à fait, le point opposé à la tige comprend un renflement
certaines parties ressortent vers l’extérieur
d’une façon qui suscite le désir
de mordre aussitôt jouissance au palais
fontaine de suc inépuisable
nul effort la chair vive ne résiste pas elle fond
sur la langue le satin colle orgasme

au cœur le dur le gros pépin se niche
il est dur car il est resté là très longtemps
ridé comme une vieille
prête à donner la vie

2/

sûre de sa complétude,
solide plus qu’il ne paraît (car ce qui la fonde n’est pas du tout visible au premier abord)
douceur visible et palpable sous la pulpe du doigt, douceur de joue, velouté (érotique du poil fin qui se caresse à même la peau), satin, tissu tendu en fine couche
belle à en périr – commence sa vie pendue, son destin est de choir

elle renferme quelque chose

éclatante de couleur sombre et puissante brun rouge violacé dans les parties les plus exposées au soleil, veinules rouges sur fond vif orange et jaune la couleur comme promesse la couleur comme récit de vie
elle vient d’un arbre dont le nom est ambigu
dont on peut refuser d’entendre l’ambiguité
dont on peut refuser l’idée même
nul très haut ne pouvant être comptable de la justesse morale des actions d’un homme
nul hormis cet homme précisément et
face à sa propre conscience

forme arrondie mais pas tout à fait
de taille parfaite
on ne peut la comparer aux autres, elle est l’étalon auquel on les compare
le point opposé à la tige comprend un renflement
certaines parties ressortent vers l’extérieur d’une façon qui suscite le désir et parfois à l’inverse se dessine un creux que l’on pourrait aussi caresser
d’une façon qui suscite le désir de mordre

au cœur invisible le dur le gros pépin se niche
niché, noyé dans le jus
emprisonné le germe
ridé plus qu’un vieillard raviné

3/

Elle n’est plus là.Pendant que tu la cherchais avec tes doigts et avec tes mots sur le clavier, un enfant, deux enfants l’ont mangée.
Celle-ci l’a épluchée, celle-ci l’a coupée, celle-ci l’a partagée, celui-ci l’a mâchée, celle-ci l’a avalée.
C’était la dernière du panier. Elle était mûre à point.

Tu en retrouveras nombreuses aux étals. Dans tes souvenirs se mêle une foule d’autres rencontrées depuis l’enfance et le choc de la rencontre première dont tu ne te souviens pas.

Il y a 24 lettres dans l’alphabet, elles sont toutes là étalées devant toi. Les combinaisons possibles sont infinies. Mais comment faire le tour d’un fruit sur écran et à base de plastiques de métaux rares et de petits filaments électroniques, comment dire ainsi ce qui se passe entre cet objet vivant – qui n’est de fait pas un objet – et l’être vivant, lequel vivant se nourrit d’autres êtres vivants ?

Q

La voilà représentée.

4/

c’est libre
disons alors que la pêche est le fruit d’une impulsion
que la pêche est un rond de soleil pendu
que la pêche est un enfant de l’été comme tant d’autres, moelleux et timide en apparence, et imprévisible toujours – comment prévoir tant de générosité? – tant de délicatesse autour du noyau, jupon froncé écarlate à ras ?
Disons que tous les enfants aiment la pêche
que moi même j’aime la pêche
je l’aime trop pour en parler avec l’objectivité qu’il faudrait
de cette pêche en particulier qui était sur cette table en particulier
la pêche n’est pas un fruit que l’on mange en rêves
c’est très concret et cela se consomme très vite
car sinon cela goutte sur la table et le long des bras
et après il n’y en a plus
mais il reste l’ombre de la pêche sur le mur de la caverne du souvenir
une ombre persistante, épaisse, odorante
une ombre qui peut faire tenir debout tout un hiver

5/

Au jardin du souvenir, odorante – sûre de sa complétude, déployée rond de soleil pendu – un enfant, deux enfants la mangeront – douceur de leurs joues, violence des veinules rouge sombre sa couleur comme récit de vie impulsion soleil levant chute joyeuse – elle reste là, sous la pulpe du doigt, douce tout à fait, ronde pas tout à fait, d’une façon qui suscite le désir de mordre dans creux et bosses – satin collé sur la langue comment prévoir tant de générosité – elle renferme quelque chose jupon froncé écarlate à ras du cœur dur – cœur ridé plus qu’un vieillard raviné noyé dans son jus prêt à donner la vie – son ombre peut vous faire tenir tout un hiver.

A propos de Ana Ressouche

Ana Ressouche apprend à nager dans les ateliers de François Bon. Elle publie des textes sur un archipel (http://larchipeldesmots.legtux.org). Elle aimerait développer des projets d’écriture et de d’irrigation avec d’autres apprentis nageurs. Elle patauge aussi un peu ici : https://www.facebook.com/ana.ressouche .

Un commentaire à propos de “# 3 une pêche”

  1. Wouah ! Sensuelle à souhait, la description de la pêche ! Mais c’est un fruit qui s’y prête en effet, c’est beau, on a non seulement du plaisir à vous lire mais envie d’une pêche là tout de suite 😉