#40 jours #19 | À plus dans le bus

Figure 45 – Rond-point des cars au lycée – Google Maps en street view, juin 2013 – copie d’écran 06/07/2022

Quand derrière la vitre il pleut. Les écouteurs dans les oreilles. Le doigt sur le Walkman. Une averse. Une pluie de rien en plein soleil. Une pluie au goutte à goutte sur la vitre. À finir quand même par diluer l’entrée du lycée. Le goudron qui noircit. Le trottoir rouge. Le coup de vent qui balaie le caniveau. Des feuilles mortes s’envolent plus loin. Une moto démarre. Ronfle. La pluie un peu plus forte. La lumière toujours aussi claire. Des éclats de soleil dans les vitres. Le goudron plus noir au portail. Les gouttes sur la vitre. À diluer les autres sous l’allée couverte. (Et comment ça s’appelle ça déjà ?) À noyer des ombres. Un coup de klaxon. Une ombre se détache en courant. Sac sur la tête. Une portière claque. La voiture s’en va. Ça y est. La pluie s’arrête presque. Un filet d’eau dans le caniveau. Le soleil brille au sol. (Dada disait : Tout juste bon à retourner la poussière !) Des bruits de voitures qui arrivent. Des cars. Le chauffeur descend. Une goutte glisse sur la vitre. D’une goutte à l’autre. Et les ombres se relâchent. Elles sortent et se dispersent. Elles prennent quelques couleurs. Le car vacille. Il y en a qui montent. (C’est qui lui avec son gros sac ?) Le chauffeur devant la porte à discuter avec un autre. Le petit moustachu. Mains dans les poches. L’autre la clope au bec. Le nuage de fumée par le nez. Une autre goutte fend la vitre. (Ça déboîte quand même son truc !) Le bâtiment du réfectoire dilué. La haie et la rambarde. Des éclats de soleil dans les vitres. La masse d’ombres qui s’épaissit au portail. Des têtes et des sacs. La rumeur et ça gronde. Des coups sur la vitre. Les petites gouttes de pluie. Le joint noir décollé. Des coups sur la vitre. Des signes de la main. On parle. (Qu’est-ce tu veux toi qu’j’entends rien ?) Le car vacille. Les ombres dans l’allée. Les sacs à dos. Le gros sac de sport rouge. Les têtières des sièges en velours. Damier très fin de rouge et de noir. Déplumé ou rasé parfois au sommet. La trace ronde d’un mégot. La poignée en caoutchouc gris. Tachée. Rayée. Découpée. (Bon il va y arriver à l’installer son sac ?) Les ombres dans l’allée. Des fesses et un sac sur la figure. Le sac et le blouson par-dessus à côté. Des taches au plafond. Oh toi t’étais avec Fred ! t’as vu tes yeux ? (Ben non j’fais comment pour ça ?) Le chauffeur sur le trottoir avec deux autres. Les volutes de fumée. Des têtes et des sacs qui passent devant. La moto qui démarre en trombe. Au portail ça se vide. Personne sous l’allée couverte. Le champ de foire au fond. Les arbres. (C’est comment déjà ça ?) Eh poussez pas derrière ! Les éclats du soleil sur les vitres. Le sol luisant. Tout s’éteint. L’ombre dans tout le car. La goutte qui s’écoule doucement. Le reflet dans la vitre. Le visage qui transparaît. Dilué. Les yeux noyés. Ça s’assombrit. Le car vacille. (La gueule… eh ! la lumière… ! il pourrait remonter nous la mettre le chauffeur… il fait ça l’hiver… hein ? quand t’y vois plus rien… quand tu sors et dehors fini… soleil couché… tombé… boum… ! lampadaires allumés… quand le lycée c’est plus qu’une ombre… parce que ça éclaire pas fort les lampadaires… la lumière c’est tout juste si ça éclaire la poussière des murs… t’as plus que les fenêtres allumées pour savoir qu’elle est là la chose… une petite mosaïque de carrés de lumière… enfin des rectangles… et une classe c’est bien trois quatre fenêtres… c’est des lignes quoi… ! des trous de lumière en haut… et toi aussi t’es dans une ligne de lumière… le bus allumé l’hiver… la nuit tombée… boum ! quand tout le monde dehors c’est plus que des ombres… surtout sous les lampadaires… c’est ça la lumière des lampadaires… des accélérateurs de particules d’ombre… c’est fou ça la lumière… tu passe dessous t’es une ombre… et les phares des bagnoles… tu passes devant c’est pareil… tu crois que ça t’éclaire… et ça éclaire… ben t’es qu’une ombre… et même dans le car… tu crois qu’ils voient les autres dehors… les autres ombres dans le car tu crois quoi… ils voient des ombres dedans… une tête noire… des têtes en ligne… décapités les gars… et boum ! les têtes… dans leurs paniers de lumière… des paniers carrés… à peu près… c’est ça qu’ils voient passer dans la ville… quand on descend au collège… quand on fait monter les petite ombres et c’est parti… ! brassage au passage à niveau… virage à droite… olé… ! chicane droite gauche… olé… ! au stop à gauche… olé… ! aussitôt à droite la centrale EDF et le silo Océane… oh son coucher de soleil… ! chicane gauche droite et le stop… olé… ! à gauche et tout droit et c’est parti… sorti de Sauveterre… ! enfin quand ça décolle le car… faudrait penser à y aller chauffeur… c’est qu’on en a des petites têtes à récupérer au collège… et combien de têtes d’ombre… ? combien de paniers de lumière en tout… ? et combien dehors à nous regarder passer… ? combien nous voient seulement passer… ? combien de vaches d’ombre sous les lampadaires muets… ? muets ouais… tellement ils sont avares de leur lumière… orange… c’est pas une lumière ça… qu’est-ce que tu veux que ça éclaire… ! orange… qui c’est qu’a inventé des lampadaires comme ça… encore un génie de France Tel est con… ! ou la commune a confondu avec une expo d’art contemporain… là-dedans aussi y en a des génies… si ça se trouve ils voulaient juste une pointe de couleur pour rehausser la nuit… une ch’tite touche d’orange… juste pour éclairer les pieds… et la tête dans l’ombre… ouais ou l’inverse… et quand t’attends la nuit t’es mal… c’est tout juste si tu confonds pas tes pieds avec la poussière… la poussière que tu vois pas… tellement c’est noir le sol sous la lumière orange… que si c’était un néon à la maison tu l’éclaterait fissa… ! boum… ! et pourquoi t’attendrais sous un lampadaire orange… ? faudrait être con pour se foutre là-dessous… faut être con pour foutre des lampadaires orange… elle tient avec quoi la rue… ? avec les carrés de lumière des façades… ? mais enlevez-les moi ces foutus lampadaires… ! coupez-moi le jus de l’orange… ! oh elle est bien bien nulle celle-là… ! même qu’ils en voudraient pas à la centrale EDF… n’empêche que tu paries qu’on y voit mieux sans le jus… ? juste avec la lumière de la nuit… ? même pas besoin de la lune… juste les étoiles… tu paries que t’y vois mieux qu’avec ces lampadaires… c’est de la pollution nocturne… un truc à branler dans le manche… même les jaunes même les blancs… tout dans le même panier de lumière… allez hop embarquez-moi ça… et boum… ! juste la ville et la nuit des étoiles… ! tu paries qu’elle a une autre gueule la ville… j’ai rien contre le orange en soi… mais tu paries qu’elle décolle la ville… ? que les ombres sont plus franches… ? plus noires du bleu de nuit… et les murs blanchis à la chaux vive des ombres… ? bon après l’hiver… quand c’est couvert… quand le ciel bas et lourd plante son drapeau noir… ô Charles sors de ce corps… ! après la caisse en français ce matin il aura pas de mal… bon ben quand il fait pas beau et que t’es mauvais… ben tu restes chez toi… ! et si t’y es pas tu montes dans le car et tu rentres… parce que ça serait bien qu’on décolle là… chauffeur… chauffeur… ! on s’en fout que les autres ombres elles nous regardent… de toute façon ils ont des yeux vaches à train de vie fantôme… allez accroche ton pare-buffles et shoot-bisons et monte… faut décoller là… et monte le son… Compulsion à l’écoute maintenant… du bon boum boum… ! monte qu’on décolle… ! monte dans ta machine lumière… ! la ville à travers… le rond-point à l’envers… que les autres dehors ils hallucinent le dérapage contrôlé… que ça leur éclaire leurs têtes d’ombres… leurs œils de vaches… monte et décolle… décolle la lumière… qu’on touche les étoiles… Compulsion c’est du bon… boum boum… ! Basketcase ça envoie… que ça nous envoie en l’air… au-dessus la peau d’orange de la ville… monte chauffeur faut y aller… et vas-y champion… branle-lui le manche comme à la guitare… branles-y la gueule… que ça grince et que ça craque… oh la seconde… que ça branle le manche et le rond-point… qu’on fasse une belle ligne courbe… une belle ligne ronde avec nos carrés de lumière… Superman autour de la Terre en sens inverse… parce que pas content Superman… ! et pas content champion… ! tourne et tourne avec ton car lumière… le rond-point à l’envers… et que ça leur branle leur gueule d’ombres autour… la guitare en pleine poire… ! « On… my… fool… life… » mais là qu’est-ce que tu branles… à jacasser avec l’autre tête d’enfumé… faut y aller là… ! eh chauffeur lâche-le l’autre… allez monte… casse-lui la tête à l’autre qui te tient la jambe…  et boum… ! monte… viens faire tourner le moteur… viens faire tourner le rond-point… la tête à l’envers… ! tu vois pas que c’est l’hiver… ? tu vois pas qu’on voit plus rien… ? que c’est l’hiver on te dit… ! viens le faire tourner ton moteur… faut que ça chauffe là-dedans… faut y aller là… viens le faire tourner et allume… ! t’as pas vu tout ce qui monte… ? tu les vois pas les gueules d’ombre… ? ben non on voit plus rien… qui qu’a éteint dehors… ? remettez-moi la lumière… ! allumez au moins les lampadaires… ! allez monte chauffeur… allume… ! allume… ! le car ça branle déjà tout seul avec tout ce qui monte… monte… monte et allume champion… ! allume… ! allume… ! et puis sur le champignon… ! et boum… ! décollage en virage… ! et boum boum… ! en rond-point… allume… ! allume… ! boum… !) Les coups sur la vitre. Les signes pour enlever les écouteurs. (Qu’est-ce que c’est ?) Elle parle. (Quoi ?) Elle articule. La main se dégage de la bouche. Quoi ? — Bi-sous ! À-plus ! — Ouais à plus dans l’bus ! — Et Jeanne monte dans la voiture. Ça faisait un petit bout de temps que j’attendais dans la voiture. J’étais arrivé un peu tôt. Mais j’ai pu obtenir une place facilement, face au collège et au stade, en me garent marche arrière.  Et j’ai attendu. Les vitres ouvertes malgré le temps un peu frais à cause du vent mais il faisait beau, un vieux disque dans le lecteur. D’autres voitures arrivaient, se mettaient près du trottoir. Les élèves en sport redescendaient vers le collège, le long de la clôture du stade, le sac sur le dos ou en main. Ils allaient sûrement pour prendre le bus. La rangée de voitures se garant en double file devant moi, en laissant le moteur tourner, s’allongeait. Et puis les surveillants ont ouvert le portail. Les élèves se sont dispersés entre les voitures, dans le parking derrière. D’autres se sont placés ici et là le long de la clôture, en attendant qu’on vienne les chercher. Souvent de petits groupes et on fait les idiots, on se cherche pour rire. Et il y a certainement des jours où l’on rit plutôt jaune. On se sépare en se faisant la bise. D’autres encore remontaient du côté de la morgue. Ils descendaient sûrement en ville. Et personne ici ne prend le bus. Le bus, c’est de l’autre côté, en bas. Et c’est toujours la cohue, ces bus qui arrivent du lycée, en file indienne. Presque un bouchon de journée noire.

Figure 46 – Voie de bus au collège – Google Earth en street view, juin 2021 – copie d’écran 06/07/2022

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).