#40 jours #29 | Le Catalogue Sauvetemps

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À Sauveterre, on publie et met en ligne chaque début d’année un catalogue de l’année qui vient de disparaître. Tous les habitants participent à son élaboration en décrivant un objet acquis au cours de l’année à Sauveterre même, en envoyant une photo ou un dessin et, autant que possible, en indiquant les références de l’objet. Pour les enfants qui ne savent pas encore parler, ou ceux qui ne le peuvent pas (les accidentés, les fous, les séniles), quelqu’un le fait pour lui. Ce catalogue n’a en soi aucun intérêt puisque les objets ont déjà été achetés, et il ne donne lieu à aucune vente. Sauf sous le manteau, car on profite parfois de l’occasion pour échanger ou revendre l’objet mis en avant et certains ont même la réputation de mettre en avant tel ou tel objet pour le revendre. Mais contre eux, les agents de la ville ayant suivi des études de lettres — et la ville, qui commence à manquer de personnel, a publié de nouvelles offres d’emploi temporaire — ont été désignés pour étudier scrupuleusement la rhétorique employée afin de déterminer s’il y a, oui ou non, sous la description, l’image et la référence, un but lucratif masqué, et donc un conflit d’intérêt avec, en quelque sorte, une inutilité publique du catalogue d’autant mieux assumée que le nouveau, comme la nouvelle année, chasse définitivement l’autre, le précédent, qu’on détruit. — Une rumeur court, cela dit, selon laquelle on entreposerait, quelque part dans un recoin des carrières d’Heurtebise, bien à l’abri dans un coffre-fort camouflé, les Catalogue Sauveterre depuis la première année, 1874, deux ans après l’invention des catalogues commerciaux de Montgomery Ward — on dit même que, arrivé en France l’année précédente, 1873, par paquebot à Bordeaux, et visitant durant quelques semaines la région, il aurait déposé dans certaines municipalités son propre catalogue ; il aurait fait escale à Sauveterre pour les Rameaux et aurait offert un édition spéciale, répertoriant dans une page spéciale, en français, la fameuse Pine de Sauveterre ; en découvrant ce numéro spécial, Émile Gaboriau aurait alors eu l’idée d’un catalogue parallèle, inversé, « social et démocratique » aurait-il lancé : celui que nous connaissons aujourd’hui encore, les couleurs en plus. — Quoi qu’il en soit, le seul et unique intérêt du Catalogue Sauveterre reste finalement privé. Avec le temps, en effet, chacun, en accumulant ses objets, leurs images, des références de tous ordres (lieu d’achat, lieu de fabrication, notice technique, mode d’emploi, etc.), conçoit une espèce de petit catalogue de sa vie, avec les objets du moment, d’une époque, adorés ou détestés, les sans surprise et les extraordinaires. Et il n’est pas rare, lors des obsèques, que les proches du défunt lisent, les uns après les autres, une entrée du catalogue, déployant, d’un objet à l’autre, la course imaginaire et pratique du temps, d’une âme, d’une vie — raison pour laquelle le Catalogue Sauveterre se fait aussi appeler Catalogue Sauvetemps —, du moins un analogue lacunaire. Ainsi, lorsque je serai mort, on pourra lire par exemple, dans le catalogue de ma vie :

1974 — bonnet de naissance à oreilles d’ourson, une boutique dans la rue piétonne — rose, j’ai oublié le bleu, encore une erreur après l’inversion des prénoms dans l’acte de naissance (ça devait être l’émotion, j’ai oublié l’ordre, mais trois prénoms aussi… et la secrétaire de mairie qui me regardait avec des yeux comme ça, des yeux très clairs ; j’espère que tu ne m’en voudras pas) (c’est papa qui écrit)

1975 — (maman) — Le petit ballon bleu ciel tout simple acheté à la Coop — Le petit ballon pour le photographe, pour ta première photo : tu poses assis, nu, sur une couverture blanche, les deux mains sur le ballon. On a réussi à te faire regarder l’objectif je ne sais comment, car tu n’arrêtais pas de vouloir jouer avec le ballon, de le lancer.

1976 — La guitare électrique, cadeau de Noël de tonton Ben (pas besoin de dire du Père Noël puisque tu liras tout ceci quand tu n’y croiras plus, même si moi j’y crois encore à cette poésie…) — On t’a pris en photo avec chez mamie, tu es sur une chaise calée contre la porte de la chambre où Ben s’est enfermé pour écouter son rock, la guitare posée sur tes genoux, tu grattes les cordes (maman, qui écrit selon ton premier choix).

1977 — Mon premier livre de nature, du nouveau bureau de tabac, presse et librairie la Civette — Tu ne sais pas encore lire, mais papa tenait déjà à t’offrir un livre avec de vrais animaux en photo pour ton anniversaire. Bien sûr il y a beaucoup de lui dans ce livre, mais c’est aussi un bel abécédaire illustré que tu peux feuilleter. Pour la lecture, on verra plus tard (maman).

1978 — Le tracteur à pédales rouges, avec sa remorque, sa pelle et son râteau, du Père Noël de chez papi et mamie Lulu (et Squale) — et tu l’aimes bien ce tracteur, toujours à jouer dans le tas de sable (papa)

1979 — le velo (ton premier mot ici) — Le petit vélo bleu ciel à roulettes pour ton anniversaire, des cycles Perret — Depuis six mois que tu en fais, il ne faudra pas longtemps avant d’essayer de les enlever, les roulettes. Après l’hiver ? pour Pâques ? (maman).

1980 — la vilène poupé a Titi dan lopital — Eh oui, tu as choisi un objet qui ne t’appartient pas : la poupée qu’on a achetée à Rousso, que tu as choisie pour ta sœur, pendant son opération des amygdales à la clinique Sainte Anne, et qu’elle a violemment jetée contre la fenêtre (maman).

1981 — les bonommes dedans la craiche — avec tous les cadeaux que tu as reçus à Noël (gâté, pourri, moi je te le dis), toi tu retiens surtout les santons, même pas les tiens, du bazar de Chatefeau ; après c’est vrai qu’on a passé du temps pour la monter la crèche, créer le paysage avec le décor papier, disposer la mousse, faire surgir une rivière et le chemin en sciure de bois, du houx et du fragon pour arbres, les petites maisons dans la montagne et les niches rocheuses, des animaux et des bonhommes un peu partout, les rois mages et le coffre, le trésor que tu tenais à cacher, même après Noël (papa)

1982 — les cocotes en coquillage de mamiec’est les cocottes qu’elle a envoyé dans un coli, nous avons fabriqué les cocottes pendant les grandes vacances, avec des coquilles trouvés dans le sable de la géotermi quand on est allé si baigné à Sauveterre, je les ai amené à la maison et mamie ma aidé à les collé.

Voilà. Mon petit catalogue poursuit mon bonhomme de chemin, évidemment. Mais je ne vais pas tout délivrer ici : je ne suis pas encore mort ! Je souhaitais juste donner une petite idée de ce à quoi il ressemble pour moi, avec mes parents, jusqu’à ce que je prenne moi-même le relais pour écrire. Jusqu’à l’année du déménagement, pendant six ans dans le Centre, à Belleville. Mais ce n’est pas parce que nous avons déménagé que le Catalogue Sauveterre a été délaissé. À chaque période de vacances, on retournait dans la ville maternelle, on rapportait toujours un petit quelque chose de là-bas. Et quiconque se veut bon Sauveterrien, où qu’il se trouve dans le monde, met un point d’honneur à entretenir le grand Catalogue à travers le petit catalogue de sa vie, même si tout ce qui y entre n’a aucun lien avec Sauveterre, sinon le catalogue même dans lequel il est répertorié. Certains de ces catalogues de Sauveterriens expatriés reviennent d’ailleurs régulièrement à leur ville maternelle. Cela vaut pour un avis de décès de celui ou celle qui est né et a habité ici quelque temps. On ne les conçoit plus comme des catalogues mais des analogues. On les publie, on les met en ligne, et, contrairement à leur modèle éphémère — sauf si l’histoire de la conservation dans les carrières d’Heurtebise est avérée —, on les dépose quelque part dans les souterrains de la ville, sous le château. Ils entrent solennellement par la Porte de Sauveterre, et remplacent symboliquement cette fameuse clef que chacun cherche pour obtenir la « nationalité » sauveterrienne. — Dans ces souterrains, on conserverait également un autre type d’analogue, totalement anonyme, pour les objets inavouables et les inconnus, qui vous hante sans que vous sachiez vraiment savoir pourquoi, et que vous ne possédez peut-être pas, que vous n’avez jamais manipulé ni même vu : l’Analogue dit d’Odradek (je ne sais pourquoi). — Mais c’est sans compter, évidemment, et malheureusement, sur le passage et la fin du ou des temps — et l’un dans l’autre, c’est pareil, non ? Ce qui me fait penser que l’objet que je retiendrai certainement cette année, bien qu’elle ne soit écoulée que de moitié, c’est ma nouvelle montre. Pour le catalogue, j’écrirai alors certainement (avec une photo toute simple — comme ça, c’est fait) :

2022 — la montre Swatch Body&Soul, YAS100G, boîtier, bracelet et fermoir acier inoxydable, étanche 3 Bar, mouvement automatique — une montre toute chromée, brillante, à ressort et balancier pour la remonter à chacun de mes gestes, et tout le fin petit train d’engrenages apparent dessus et dessous (le même modèle que je possédais avant le cambriolage l’année passée, mais je ne la portais plus, le mécanisme s’était enrayé) — elle provient de la bijouterie de la rue piétonne, avant liquidation, et m’a été offerte pour mon anniversaire par ME.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

5 commentaires à propos de “#40 jours #29 | Le Catalogue Sauvetemps”

  1. Ce texte est une véritable provocation à enrichir l’un et l’autre catalogue/analogue. Je compte bien en commencer un dès cette année afin d’obtenir un statut de résidente à Sauveterre dans les dix ans qui viennent. Inutile de préciser que le Squat Sang noir a une idée assez renseignée au sujet de l’Analogue dit d’Odradek. Pour les coffres des carrières d’Heurtebise, la bibliothécaire en asserte l’existence, mais elle montre un goût tel pour la fiction et les petits arrangements qu’on ne sait pas s’il faut envoyer ou non une équipe.

    • Je ne doute pas qu’Odradek est pour toi une vieille connaissance. Tu sais qu’on trouve pas mal de sites sous son nom. Il y aurait un mouvement, une école Odradek ? — J’attends au moins ton premier objet du Catalogue, ou de l’Analogue. Aurais-je abusé du jeux de mots ? Et pourtant cata/ana fonctionnent comme l’avers et le revers d’une même pièce. — J’avoue être assez content que ce texte attise un peu ton imagination de Sauveterrienne. — Je t’ai chipé la photo de l’éléphant rose pour la #30, j’espère que tu ne m’en voudras pas (mais je renvoie au texte d’où il provient). — Plus que 10 !

  2. Je cherche, je cherche, le ton me rappelle furieusement une autre lecture, je cherche, je cherche, quand j’aurai trouvé, je reviendrai, et alors là…!

    • Eh bien, chère Marion, je suis curieux de savoir de quelle lecture il s’agit. On est toujours un peu dans les pas des autres sans le savoir. — Moi qui croit faire parfois un peu de hors piste… C’est juste que la nature reprend ses droits et efface les masque des autres. — Merci. A bientôt j’espère pour la référence.