#40jours #32 | Attachez votre ceinture !

© La Nuit, Léon SPILLIAERT, 1908

Quelque chose plane dans l’air, comme une menace.  Vous le sentez aussi ?  Dégagez le passage, voyons.  Vous êtes en plein milieu du sentier, et une calèche ne va pas tarder à débouler en trombe.  Mais poussez-vous, que diable, ou vous serez fauché en plein vol !  La voilà, que vous avais-je dit ?  C’en était moins une !  Un fiacre tiré par des chevaux fous, eux-mêmes fouettés par un cocher déterminé.  Quelle fièvre diabolique anime le chauffeur ?  Pourquoi tant de hâte, au risque d’y perdre la vie ?  Que fuit-il ?  Sa solitude, peut-être ?  C’est que le monsieur est dans les affaires, voyez-vous, et il n’a pas une minute à perdre.  De drôles d’affaires, si vous voulez mon avis, mais croyez-moi : il vaut mieux que vous n’en sachiez pas davantage.  Seule cette frénésie suffit, le véhicule, animé par une force surnaturelle, et son dément, terrible et redoutable marchand.  Il est collectionneur et s’anime à collecter pour combler le vide.  Cela suffira pour combler votre méchante curiosité.  Bientôt, le souvenir s’estompe, et ne reste que la poussière du terrain cahoteux, remué encore une seconde auparavant – un tremblement de terre n’aurait pas été si loin de l’expérience que nous venons de vivre.  Puis le silence.

Je vous propose maintenant de changer radicalement d’ambiance – et de latitude, par la même occasion.  Figurez-vous un jardin dans la plus pure tradition japonaise.  Bien entretenu et chargé de mystère.  Une énergie ancestrale y circule, ouvrant le champ à tous les possibles.  Tout au fond, un puits, large et profond puits béant qui semble dormir.  La tentation est forte de s’en rapprocher, de vouloir s’y pencher, n’est-ce pas ?  Je vous le déconseille : ses bords sont traîtres.  Un pas de travers et vous voilà coincé tout en bas, embarqué dans un voyage métaphysique aux repères temporels brouillés.  Un rescapé de la guerre du Pacifique, ancien militaire, en a fait les frais.  Il a pu raconter son histoire. Il est ressorti de cette deuxième épreuve.  Mais pas indemne.

Vous désirez peut-être quelque chose de plus terre-à-terre, pour satisfaire votre étroitesse d’esprit. Mais l’amour aussi peut-être mouvementé.  Même vous pouvez comprendre sa violence.  Il vous entraîne dans un tourbillon d’émotions, de besoins contradictoires, à mesure que vous sillonnez les méandres de Paris, tel un va-nu pieds.  Parfois, vos errances vos amènent à un café littéraire, véritable point d’attache pour le bateau malmené par les flots que vous êtes devenu.  Votre sirène vous fait tourner la tête.  Vous échouez lamentablement.  Elle est mariée et, bien que sa vie ne lui convienne pas, tient à respecter les conventions.  Ses yeux reflètent toute l’immensité de la noyée.  Ils vous appellent parfois, aux petites heures de la nuit ; vous vous soûlez de breuvages alcoolisés comme les prunelles noires auxquelles vous avez succombé à la première soirée dansante de votre ami avocat.  Elle n’est même pas jolie.  Vous n’y comprenez goutte.  Votre ex vous salue de loin ; elle aussi est encore tristement enivrée par votre absence.  Mais vous n’en avez cure : vous, auparavant si fringant en célibataire assumé, vous vous pensiez aux côtés de votre dulcinée.   Erreur !  Vous l’appelez dans vos rêves.  Son nom flotte dans les vapeurs indolentes de la Seine-martyr ; vous la voyez partout.  Et lorsque finalement vous  pensiez ne plus trouver en elle qu’une incarnation d’un fantôme évanescent, d’une chimère grisâtre et amère, la voilà qui se matérialise devant vous !   Surprise : vous débarquez dans le hall de votre luxueux appartement, et elle vous attendait là, toute la nuit !  Elle s’est endormie dans les escaliers, toute drapée dans sa solitude.  Pauvres amants passagers.

Mais puisque vous semblez toujours insatiable, je puis vous offrir un nouvel échantillon.  Et si vous connaissez les affres de l’amour, ne vous plaignez pas : au moins, vous êtes capables de ressentir.  Oui, dans certaines villes, on vous prive d’émotions.  Littéralement.  Difficile de se le figurer, je sais bien, mais les citoyens n’en ont tout simplement pas (ou plus ?) – ce qui circule en eux ne sont que simulacres d’émotions : humeurs cadenassées, façonnées à l’image de ce que la communauté souhaite de vous.  Regardez ce jeune homme dans sa baignoire – c’est le protagoniste du récit.  Il repense à Fiona, sa camarade, qui aidait à laver un Ancien, au Centre des retraités.  Seules les personnes âgées peuvent être nues en présence d’autrui.  Fiona et lui en ont conscience et ne connaissent donc aucune autre image de corps avec la peau à l’air.  Pourtant, l’adolescent va repenser régulièrement à la jeune fille, rêver d’elle, et éprouver sa première parcelle de désir.  Une petite étincelle, timide, suffisante néanmoins pour attirer l’attention de ses « parents ».  Car il vaut mieux éteindre la flamme avant qu’elle ne devienne brasier incontrôlable.  Dès le lendemain, une pilule sera administrée au jeune héros, pour effacer toute autre stimulation.

Mais ne vous méprenez pas : toute ville a ses propres règles, et tout citoyen a ses propres comportements, avec son package d’humeurs en stock.  Vous venez d’en vivre quatre, mais je pourrais vous en proposer une multitude d’autres.  A la place, je vous offre les rennes de votre propre bibliothèque intérieure, de sorte qu’à tout moment, vous pourrez compléter cette liste et l’agrémenter de vos propres évocations.  Soyez prêt à toucher l’infini…  Bon voyage !

Un commentaire à propos de “#40jours #32 | Attachez votre ceinture !”

  1. Grand merci pour l’invitation mais aurai hâte de lire d’autres paragraphes de votre cru. Merci