#40jours #36 | Reliques de cimetières

Au début ses rêves étaient chaotiques; ils furent bientôt de nature dialectiques. L’étranger se rêvait au centre d’un amphithéâtre circulaire qui était en quelque sorte le temple incendié : des nuées d »élèves taciturnes fatiguaient les gradins ; les visages des derniers pendaient à des siècles de distance et à une distance stellaire, mais ils étaient tout à fait précis. L’homme leur dictait des leçon d’anatomie, de cosmographie, de magie ; les visages écoutaient avidement et essayaient de répondre avec intelligence, comme s’ils devinaient l’importance de cet exame, qui rachèterait l’un d’eux de sa condition de vaine apparence et l’interpolerait dans le monde réel. Dans son rêve et dans sa veille, l’homme considérait les réponses de ses fantômes, ne se laissait pas enjôler par les imposteurs, devinait à de certaines perplexités un entendement croissant. Il cherchait une âme qui méritât de participer à l’univers.

JORGE LUIS BORGES ANTHOLOGIE PERSONNELLE LES RUINES CIRCULAIRES

Mathilde se parle parfois :

Tu aimes les cimetières tu n’aimes pas la mort

Tu n’aimes pas les cimetières tu aimes tes morts

Et au-delà de tes morts les autres morts

Les autres morts sont aussi tes morts

Tu n’aimes pas les gens qui font collections des morts

Tu n’aimes pas les collections de morts que font les journaux

Les collections de morts que font les journaux t’écoeurent

[…]

Cimetière de montagne

Les mots ne servent d’abord à rien

devant un corps défunt qu’on va

ensevelir ou incendier dans son linceul

de bois  de drap ou de plastic

Les mots sont des grimoires des

grigris des superstitions des refus

des suppliques lancées au vent

des cyprès érigés  au-dessus du marbre

des monticules de terre ou de pierres

toujours pardessus ce qu’on veut

cacher non pas oublier mais cacher

impérieuse manière de sublimer

la frontière entre vivants et morts

la disparition est toujours incertaine

l’enfant croit aux feux follets même

si on lui explique le phosphore

et l’exhalation infinie de la terre

qu’on a rouverte comme une plaie

à refermer pour dissoudre le sang

l’enfant veut voir ne veut pas voir

jeux interdits la mort est un tabou

aujourd’hui l’allumette est brandie

pendant le rite crématoire et ce n’est

plus une allumette c’est un bouton

électronique l’épitaphe est incluse

elle est immatérielle nonobstant

toute  prothèse ou objet  métallique  

et ce pacemaker qui peut exploser

si on l’oublie repose en paix

la guerre est finie pour toi

pas pour les autres  tu n’as

plus besoin de lunettes  de

passeport de serviette à carreaux

ni carte de crédit ni mots de passe

tu n’as plus mal aux os

tu n’as plus mal aux dents

à l’estomac aux jambes

on ne te demande plus rien

tes vœux sont dans l’impasse

la guerre intestine de ta vie

on la mettra  aussi dans l’urne

presque un vase quelqu’un

l’emportera quelque part

dans un vieux cimetière

un endroit insolite c’est

ton droit si tu l’as dit un jour

à quelqu’un qui aura transmis

tu seras là sans être là

dans un coin de souvenir

c’est ce qui se passe ici

en France mais si tu meurs

à Dachau ou à Villefranche

tu n’auras rien de tout çà

prisonnier.e d’un registre

d’état civil jauni dans une

liste de déportation ou d’indigence

lui, disparu en fumée ou dans une fosse

elle, exhumée pour faire de la place

fosse commune sans identification

plus tard le bébé sacrifié les rejoint

sans les connaître un mal- né

La mort est une pelle une truie

une truelle une souleveuse de misère

et de malédiction une excavatrice

complice des malheurs

La mort des cimetières

est mieux organisée

elle reproduit les classes

sociales  elle hiérarchise

elle trie en fonction des

moyens et des prévoyances

celles ceux qui n’y pensent

pas sont nombreuses et

nombreux après moi le

transfuge beau caveau

des familles et tristes

délaissements mal fleuris

les gosses désoeuvrés

adorent orner les tombes

oubliées celles des enfants

en premier ils lisent

les noms et comparent

avec les plaques de maison

du voisinage on reconstitue

les familles  complète pourquoi

on  ne nous dit rien et pourquoi

cette mère anxieuse qui suit

tous les enterrements va voir

les endeuillés et revient sans

larmes comme si de rien n’était

on la scrute en silence  elle parle

tout bas en aparté à la voisine

elle se tait quand on est là

mystère morbides onctions

à la disparition angoisse

et ça repart l’école la routine

les rires et les devoirs

on grandit à la frontière

des cimetières on ne

les oublie jamais

on les fréquente moins

sauf à la Toussaint

incendie annuel de chrysanthèmes

mais les mort.e.s sont dispersé.e.s

les mort.e.s ont leurs lubies

les familles aussi choisir

et payer sa place au cimetière

est un acte de défiance

dans une succession

le déléguer est la meilleure

façon de tester la filiation

et le respect qu’on espère

post mortem on est sans

grande exigence et c’est mieux

Berceau vide

Mathilde finit toujours par réconcilier ses souvenirs douloureux, c’est ce qui la rend solidaire et non solitaire, elle médite perpétuellement sur les événements plus ou moins brutaux qui conduisent aux cimetières. Elle se souvient toujours de l’emplacement de ses morts, leur orientation spatiale, la place de la tête et de la sienne au moment des visites, comme si la mort la prenait  à chaque fois de haut, entre les branches indiquant une sorte d’horizon figé et  magnétique. C’est là qu’elle ressent les vibrations qu’elle interprète comme des messages fictifs de l’au-delà. Le courant alternatif qui alimente son délire est sans danger, elle ne le prend pas pour une réalité, c’est un discours intérieur qui l’apaise et l’attendrit de mieux en mieux au fil du temps. Comme dans un grand jardin sans barrières pour laisser circuler une compassion infinie.

La mort est aussi émouvante et éprouvante que la naissance; mais c’est un seuil qu’il faut franchir, l’amour autour. Le protocole idéal.

Mathilde ne prie pas elle se souvient au milieu de ses ruines circulaires.

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

6 commentaires à propos de “#40jours #36 | Reliques de cimetières”

  1. écriture éclatée qui entraîne et fait défiler bien des images chez celui qui lit, fait courir ses yeux
    et très belle, ta dernière phrase qui rassemble tout avec les mots jardin et compassion
    (merci Marie Thérèse)

    • Je suis contente que tu me lises en premier. Ce texte écrit d’un seul jet et avec la dernière retouche que tu relèves, vient de très loin. Je peux dire que je l’ai dans le ventre depuis des années. Le mettre ici est peut-être imprudent , mais je n’ai pas peur qu’il déplaise, il parle à tout le monde, il murmure d’une voix qui appelle au silence et au recueillement avec ou sans religion. La forme poétique est provisoire. Tout peut se transformer dans ce travail de forage et de reconstruction.

    • Drôle de coïncidence en effet. Les ruines circulaires indiquent que tout est là malgré la destruction et que la vie et la mort s’accommodent autant de la réalité que de l’imagination. Dans la confrontation aux ruines l’esprit a la possibilité lui aussi de se désagréger ou d’inventer une nouvelle apparence à ce qui a été perdu et de vue aussi. La référence à Borgès et son livre de sable n’est pas loin. Il sait faire accepter doucement la désillusion dans les méandres du labyrinthe mental.

  2. « La mort est une pelle une truie

    une truelle une souleveuse de misère

    et de malédiction une excavatrice

    complice des malheurs

    La mort des cimetières

    est mieux organisée

    elle reproduit les classes

    sociales elle hiérarchise

    elle trie en fonction des

    moyens et des prévoyances… »
    « Mathilde ne prie pas elle se souvient au milieu de ses ruines circulaires. » C’est un très beau texte merci.

    • Merci Nathalie d’avoir relevé ce passage qui résume pas mal le rapport à la mort de Mathilde. Elle ne fait que constater un certain nombre de choses à partir de son vécu et en nommant calmement ses griefs, elle les neutralise un instant.