#40jours #38 | un voyage en Pologne

Il nous attendait à l’aéroport dans le salon des premières classes, il s’y était introduit sans justificatif, il entrait là où ses pas le menaient; il n’aimait pas les lieux réservés, ni les frontières. En me voyant il avait souri: laisse, je dois y arriver seul! Et saisissant le pommeau de sa canne il s’était relevé pour m’étreindre. Il n’y avait qu’une place au sein de l’équipe qui s’envolait pour tourner ce documentaire en Pologne, il avait fallu nous départager mon frère et moi. C’est moi qui partirais. À la douane, comme chaque fois que je passais une frontière, mon cœur battait très fort (et chercher au fond du sac le passeport qu’on tient à la main); elle ou lui qui fouille ton visage sans te voir, lui ou elle qui appose le tampon. Eux à cette frontière impalpable, avaient-ils souri? Et ce fut Cracovie. La rousseur des arbres. Un ciel bleu. Les rues commerciales pleines de monde, il faisait chaud pour novembre. Tous, des jeunes gens pour la plupart, agglutinés aux terrasses. Écouter ce couple à la table voisine, elle et lui accrochés par les mains, deviner derrière l’inconnu de la langue ce qui restera incertain c’est aussi cela la beauté du voyage. Mon père évitait de parler cette langue qu’il ne nous avait pas transmise et dont il conservait l’accent, il la parlait quelques fois avec d’autres, en se cachant, un peu comme un fantôme. Le soleil disparu nous étions monté dans la voiture. La vieille ville s’amenuisa. La voiture oscillait sur les pavés, c’est là qu’il a dit: comme des chevaux sans bagages. Puis les immeubles de la reconstruction passèrent, fonctionnels, identiques. Au balcon on voyait des gens, la douceur du soir appelait vers le dehors; j’aurais aimé marcher, et rejoindre le fleuve ; je ne pouvais tout de même pas laisser mon père. Nous dormions dans un motel de la périphérie, un ensemble architectural des années 1960, comme un jeu de cubes renversés. Les façades colorées s’étaient fissurées, leurs roses avaient passé. À 5 heure 45, l’odeur de saucisse et de café brûlé devança le réveil. La grande salle à manger était déserte. Des brioches couvertes de sucre glace à la cannelle s’amoncelaient sur une nappe blanche sous plastique. En dehors des saucisses on pouvait commander du poisson et des betteraves en saumure, la cafetière grésillait sur une plaque électrique. J’avais bien passé la frontière. L’équipe dévora en discutant du plan de travail. Mon père ne mangea pas. Quand j’étais passée le chercher il était assis au bord du lit, un carnet posé sur les genoux. Chaque matin il notait la couleur du temps et l’accompagnait d’un dessin. Ce matin la page était nue. Une soixantaine de kilomètres nous séparait de la première étape du tournage. La séquence se tournerait dans un train régional affrété spécialement. L’équipe s’était répartie dans deux voitures. Aussitôt assis mon père avait fermé les yeux. Notre interprète, une Polonaise d’une trentaine d’année, conduisait, elle et le réalisateur franco polonais se parlaient alternant français et polonais comme s’ils voulaient chacun son tour évaluer les compétences linguistiques de l’autre. La gare se trouvait encore à une vingtaine de kilomètres quand nous avions longé ce champ; je me souviens de fleurs d’un jaune éclatant  et de l’odeur sure qu’elles dégageaient. Était-ce bien ce jour là de ce côté de la frontière? Dans la petite gare nous attendrions le train longtemps et je prendrais des photographies avec le vieux Nikon de mon père. Prends le, il te sera plus utile qu’à moi, avait-il dit quand nous quittions l’hôtel. 

ou le petit cheval

C’était un train régional des années cinquante avec des banquettes de moleskine, des dossiers hauts. Les fenêtres coulissaient en guillotine; on trouvait des cendriers dans les accoudoirs. Elle et lui s’étaient assis dans le compartiment vide, de ce train vide qui traverserait sur une dizaine de kilomètres une campagne tout aussi vide. Vous n’avez qu’à vous tenir ainsi côte à côte, avait dit le réalisateur qui rassemblait des témoignages de survivants pour une chaîne américaine. Ils restèrent silencieux. Une fois, une seule, elle se tourna vers son père. Une seule fois leurs regards se croisèrent. À la descente du train la voiture les attendait pour les conduire dans l’ancien camp. Ils franchirent le long mur au porche arrondit, c’était comme l’entrée d’un tunnel mais il n’y avait pas de tunnel. Ils marchèrent au long du ballast. Les rails se fondaient à l’herbe. Ils entrèrent dans des baraquements. Des couloirs de châlits  à trois niveaux s’encaissaient sous un plafond très bas. Ils avaient regardé à travers des fenêtres aux châssis nus. Un volet de bois claqua. À l’extérieur, les cartels fichés dans la terre désignaient les lieux qui avaient été minutieusement détruits. Chambres. Fours. Des hardes de métal et de béton jonchaient le sol par endroits. Au milieu d’un groupe de visiteurs, un drapeau flottait, les voix enhardies par leur nombre abimèrent le silence. Son père s’était éloigné. Elle le perdit de vue. Dans son souvenir il n’y a pas d’arbres seulement des pylônes dessinant au sol de grandes ombres, dans le souvenir elles prennent figure. Des barbelés ou des clôtures faisaient frontières séparant l’herbe de l’herbe. L’absence de neige l’avait surprise. Elle aperçut son père qui revenait vers eux. Ils le filmèrent remontant lentement sous le radieux soleil d’automne vouté et pourtant très droit appuyé sur sa canne. Assis sur une pierre il se prêta aux questions du réalisateur. Aux questions précises du réalisateur il donna des réponses précises et courtes. Il ajouta qu’il n’avait jamais pensé revenir, que ce voyage n’était pas un pèlerinage, repasser cette frontière il l’avait fait pour celles et ceux qui ne parleraient plus. Puis il dit que c’était tout. Et il se tut. Le lendemain qui était aussi la veille du départ, ils roulèrent en calèche comme de simples touristes, et, comme de simples touristes ils flânèrent dans le marché de Cracovie. Le petit cheval était posé au milieu d’une trentaine d’autres; des chevaux de bois à peine plus grand qu’une main, de taille et de posture identiques. En regardant attentivement on pouvait constater des différences: l’orientation des oreilles, le décor de la selle. Cependant le sentiment d’uniformité dominait. Parmi tous les chevaux il y en avait un. Ç’avait été comme un appel. Il ressemblait pourtant aux autres à s’y méprendre. Elle remarqua bien après pour la patte. Regarde elle a été recollée. 

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

4 commentaires à propos de “#40jours #38 | un voyage en Pologne”

  1. J’aime cet univers que vous campez en quelques mots, au détour d’un détail. Merci