#40jours #39 | le mot de la femme de dos

Cela se passait là, dans cette grange – tout se passe toujours dans cette grange –, il y avait lui, il y avait elle, et le dos de cette dame qui s’en allait. L’écho d’un mot aussi : l’Amérique. Cette grange sans les dessins, cette grange nue, de l’herbe, une fourche, la tête noire de Dahlia, cette grange avec elle et lui mais rien d’autre, elle et lui immobiles et l’enfant qui les regarde et la dame de dos qui n’est plus là et l’Amérique, l’enfant l’entendait pour la première fois, ce mot, l’Amérique, et il y avait déjà ce bidon rempli de clous posé par terre, mais les clous n’étaient pas rouillés, et toujours elle, toujours lui, immobiles, et le soleil qui entrait par les trous des planches, le mur nu, les craies. C’est lui qui le premier prit une craie, une craie verte pour dessiner la tige, il s’appliquait, il allait lentement, il fallait qu’on sente que la craie était allée et venue sur le mur pour que cette tige, on ait l’impression que c’était une vraie, qu’une fleur réelle avait déchiré le mur, et c’est seulement après avoir dessiné et redessiné la tige qu’il prit la craie rouge et qu’il dessina les pétales, et lui, l’enfant, il le regardait dessiner cette fleur et il avait l’écho de ce mot dans la tête, l’Amérique, il avait cru comprendre, l’enfant, que l’Amérique, c’était quelque part, un village peut-être ou un pays – il n’était jamais sorti de la grange, l’enfant, à part pour aller aux champs –, et cette fleur, est-ce que c’était une fleur d’Amérique, il ne savait pas, l’enfant, il ne savait rien en ce temps-là, il regardait la main dessiner la fleur et elle, elle passait de temps en temps devant lui qui dessinait sa fleur, il y passait ses journées, à la dessiner, cette fleur, voilà l’image qu’il lui reste, à l’enfant, un homme qui passait ses journées dans la grange à dessiner une fleur et une femme qui passait et qui faisait non de la tête et lui, l’enfant, qui regardait cet homme dessiner une fleur et qui entendait dans sa tête le mot Amérique, l’écho de ce mot qui avait été prononcé par cette femme de dos qui n’était plus là et l’enfant pour son anniversaire avait demandé un livre sur l’Amérique et c’est comme ça qu’était arrivé le livre d’Amérique, à cause de l’écho de ce mot, l’Amérique, et de la fleur, mais un jour la fleur était terminée, le dessin était fait, lui s’était remis au travail, c’était le printemps, et le dessin de la fleur c’était l’hiver, et au printemps, ce sont des vraies fleurs qu’il faut s’occuper, alors dans la grange, l’enfant restait seul, il avait reçu ce livre d’Amérique et il n’osait pas l’ouvrir, il avait peur de découvrir ce que c’était que l’Amérique, parce que ce mot, quand la dame de dos l’avait dit, il les avait figés, elle et lui, et lui s’était réfugié dans le dessin de la fleur pour s’occuper, voilà ce qu’il pensait, l’enfant, ce mot, l’Amérique, avait été un choc et il fallait pour oublier ce choc dessiner une fleur ou n’importe quoi d’autre mais se concentrer uniquement sur ça, dessiner une fleur, une belle fleur rouge avec une tige verte, une fleur dans le mur, seulement ça, une fleur dans le mur pour oublier le mot Amérique et l’enfant un beau jour s’était mis à lire le livre d’Amérique et il n’avait fait plus que ça, lire le livre d’Amérique et eux, ils travaillaient, ils oubliaient l’Amérique, même si l’enfant le leur rappelait, ce mot, l’Amérique, et il leur faisait peur en le lui rappelant, ce mot, l’Amérique, voilà l’impression qu’il avait, que ce mot, l’Amérique, ça les rendait tristes, mais maintenant qu’il se l’était mis en tête, ce mot, l’Amérique, il n’y avait rien d’autre dans sa tête, et ils avaient bien essayé de le lui enlever de la tête, ce mot, l’Amérique, ils lui avaient dit de s’intéresser plutôt aux animaux, on a plein d’animaux ici, c’est bien, les animaux, c’est vivant, c’est réel, les animaux, alors que l’Amérique non, ce n’est pas réel, l’Amérique, c’est une illusion, l’Amérique, c’est une chimère, un animal sans queue ni tête, intéresse-toi plutôt aux moutons à Ernest, il y en a quatre et ils sont là, juste de l’autre côté de la route, les moutons à Ernest, ou intéresse-toi à Dahlia, une vache noire aux yeux langoureux, il y a de quoi t’occuper, non ? Tu sais combien ça a d’estomacs, une vache ? Ou alors tu pourrais te poser des questions sur les chevaux, les chats, les cochons, est-ce que je sais, moi ? Et l’enfant avait obéi, il avait écrit des exposés sur toutes ces bêtes, il avait appris plein de choses sur plein d’animaux, il s’était bien amusé à ça, écrire des choses sur les animaux, mais au bout d’un moment, ça l’embêtait, l’enfant, et il fallait qu’il finisse d’écrire sur les mouches ou sur les poules pour ouvrir à nouveau le livre d’Amérique, parce que rien à faire, le mot qu’il y avait tout le temps dans sa tête, à l’enfant, c’était le mot entendu ce jour-là, le mot de la femme de dos, le mot Amérique et quand est apparu à côté de la fleur un perroquet, il a compris que ça voulait dire s’envoler vers l’Amérique, ce perroquet, et il n’a pas écrit d’exposé sur les perroquets, l’enfant, c’était fini pour lui d’écrire sur les animaux, il a retourné son cahier et c’est sur l’Amérique qu’il a écrit, des histoires horribles avec des crashs d’avion, des tueurs en série et des chaises électriques et des histoires qu’il aimait mieux, des cosmonautes et le Superbowl, des histoires qui le faisait voyager dans sa tête, en attendant que ce mot, l’Amérique, le mot de la femme de dos, ne soit plus une chimère.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

Un commentaire à propos de “#40jours #39 | le mot de la femme de dos”

  1. Bonsoir Vincent
    Pour un musicien le do.s est une note, et la note est à régler (réglage et non règlement). C’est ainsi que j’ai lu votre texte qui m’a bien plu. Merci