#40 jours #prologue | jalons

Intro hors d’œuvre

Pas ou peu bougé. Sans compter deux années vécues à Paris, j’ai toujours habité dans le Val-de-Marne, à Saint-Mandé, où j’ai grandi, puis à Vincennes où mes fils ont grandi. Enfance dans un triangle borné par le bois, le zoo et, à l’opposé, le métro Saint-Mandé Tourelle, porte d’accès à Paris quand nous ne montions pas dans le 86. On nous conduisait une fois l’an visiter une grand-tante à La Varenne Saint-Hilaire et c’était aller loin, jusque dans la boucle de la Marne : il fallait prendre la voiture, traverser le bois dans sa largeur, suivre les bords de la rivière pour rejoindre la rue de pavillons cossus et jardins clos. Déserte, sans magasin à proximité, pavé gras puisqu’en hiver nous y allions pour la fête familiale du nouvel an. La villa de ma grand-tante ne m’intéressait que pour sa véranda et c’est peut-être l’appendice vitré de la grosse baraque de moellons qui a fait naître en moi ce rêve de serre qui ne m’a jamais quitté. Une pièce transparente donnant sur le jardin, un dedans-dehors empli de plantes où il fait toujours chaud égalait le paradis meublé de sièges en rotin et d’une table de fer forgé dont les lignes imitaient les végétaux. La grand-tante y logeait l’arbre de Noël. Petite, maigre, impeccable, elle allait et venait sur ses talons, du salon à la cuisine où officiait une bonne portugaise vêtue de noir qui portait la ville natale du Christ en guise de prénom. Tout près, la Marne roulaient ses eaux marron sous le ventre des barques. Mes grands-parents maternels sont enterrés à Chennevières, sur l’autre rive. Un air de province sans campagne; nous, de Saint-Mandé, on se considérait parisiens.
Je viens de ces lieux que possède une bourgeoisie de médecins et de dentistes, centrée sur elle-même, qui ne porte les yeux que sur ses résidences secondaires, séjours au ski ou au soleil, sur Paris pour les grands magasins, les théâtres et les expositions. Quand j’étais enfant, la vaste Seine-saint-Denis toute proche n’existait pas: on n’en parlait pas, on ne m’y emmenait jamais (pour y faire quoi?). Je l’ai découverte comme Christophe Colomb l’Amérique, tardivement, missionnée par l’Éducation Nationale. Aujourd’hui je me prépare à y vivre, suivant le processus de gentrification des banlieues populaires que pourtant j’abhorre.
J’écris parmi les cartons de déménagement. Ces textes seront au jour le jour le bloc-note d’un passage de frontière, de Vincennes à Montreuil, avec intermède en forme de retour provisoire dans la ville d’enfance. J’imagine pouvoir faire coïncider ce projet d’écriture avec l’atelier que propose François Bon, sans savoir cependant de quoi il s’agira sinon d’un travail sur la ville pendant les quarante jours qui seront ceux de ma transplantation. Besoin d’une intention autre pour me lancer dans l’exploration des lieux embroussaillés de ma mémoire des villes.

Prologue

Des premières années du siècle des guerres mondiales, cette jolie maison en retrait d’une rue tranquille attenant à une autre pareille et à un immeuble à droite, façade de briques claires, modénature élégante d’un blanc crayeux, des combles sous le toit d’ardoises débordant en retroussant le nez, qui ombrage les fenêtres de l’unique étage avec, sur le corps du bâtiment s’avançant dans l’alignement de l’immeuble, un balcon de bois peint qu’on verrait aux bains de mer à Trouville, les grilles de la propriété, aveuglées, en dissimulent la porte et le rez-de-chaussée :
Le jeudi 16 juillet 1942, la police française à enfermé au 5 rue Louis Besquel, cent hommes, femmes, enfants de Vincennes, raflés au petit matin parce que juives et juifs, gardés en ces lieux jusqu’à ce que les bus, le soir, les déportent au Vel’ d’hiv’.

D’un mètre vingt environ, cette armoire électrique adossée à la façade d’un immeuble, en tôle cabossée, salie par la pollution d’une artère fréquentée de Montreuil et dont la porte baille :
Chaque matin vers huit heures, un vieil homme y range un très fin matelas roulé et une couverture crasseuse.

Les herbes de cette vaste prairie, agitées par vagues quand le vent souffle sur le bois, jaunissent l’été, les chiens traversent en sautillant de plaisir sans écouter les appels à revenir au maître, les enfants prennent leur goûter sur la nappe étendue par terre, les sportives courent le long à petite foulée, on prend le soleil assis sur un tronc abattu, laissé là au bord du grand rectangle de la clairière :
Il ne reste rien des bâtiments du centre universitaire expérimental de Vincennes établis ici de 1969 à leur destruction totale en 1980.

Rouge, géométrique, imposant, ce long bâtiment de briques sur trois étages, alignements de fenêtres cintrées, sobres ornements art déco (la lettre A figurée par les branches d’un compas, encadrée de deux palmes comme des ailes), inscription “travaux des aveugles” en mosaïque surmontant la vitrine d’exposition, petite porte peinte en bleu céruléen :
J’ai longé l’institut tous les jours en allant au collège qu’il jouxte, rêvant à ce pouvait être, dedans, la vie secrète de tous ces gens qui étudiaient, travaillaient, discutaient, riaient ensemble, mais qui ne se voyaient pas.

Spacieuse et arborée, cette place centrale bordée par l’hôtel de ville, le théâtre et le cinéma est arpentée le jour par une population diverse se rendant au métro ou restant là sur les bancs, jouant aux boules, payant des tours de manèges, des glaces achetées au camion, surveillant les jeux des enfants sur le toboggan, faisant leurs courses aux supérettes bio ou dérivant vers la rue piétonne et commerciale, attendant les bus qui conduisent aux quartiers :
En 2016, treize familles expulsées se sont abritées sous des tentes dépliées sur la place Jean Jaurès de Montreuil, une cinquantaine de personnes dont de nombreux enfants ont vécu ici pendant près de cinq mois.

Commentaire

Me poser des questions sous une forme inattendue, chercher à y répondre avec honnêteté, puisque pas de textes qui valent sans tricherie honnête, regarder mes villes familières mais tellement inconnues, appréhender mes souvenirs, l’ordinaire et le quotidien, sous un angle donné par une proposition extérieure, avec d’abord aucune idée de quoi que ce soit et puis une ou deux images surgissent à quoi m’accrocher pour amorcer la phrase : la ville entière s’engloutit dans le caché, passé, présent, le dissimulé fait la ville et non pas ses murs dressés comme des écrans qui masquent mais aussi sur lesquels projeter ce que la ville a mis en moi.

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

11 commentaires à propos de “#40 jours #prologue | jalons”

  1. Vous avec l’air de suivre la consigne et je vais essayer d’en prendre de la graine pour ne pas me faire trop houspiller pendant quarante jours. Le fait est que la contrainte de forme pour la contribution au collectif n’est pas facile à manier d’emblée comme le font celles ou ceux qui sont déjà ou ont été dans le bateau Tiers Livre. C’est le premier Atelier d’écriture auquel j’accepte de participer en plus continu et je me sens un peu gauche, marginale. Je m’aperçois que décrire des paysages, des endroits, ne m’intéresse pas vraiment. Qu’à la lecture rapide, on s’ennuie dans ces textes où « il ne se passe rien » ou presque. C’est pourquoi cette question de gabarit et de forme narrative calibrée me met mal à l’aise. Impression qu’il faudrait rentrer dans des boîtes très étroites comme dit la chanson de Greame Allwrright qui porte bien son nom. All (w) right ? ça sert à cela les blocs d’écriture ? Mais je dévie… En vous lisant , je vois qu’on peut s’en sortir sans renoncer à ses propres contenus, ses propres obssessions, ses intimes balises d’écriture qui guident le propos.La question de « Qui lit ? » reste entière .On ne lit pas n’importe quoi et n’importe qui lorsqu’on a conscience que le temps est compté, que l’écriture est chronophage et ça empire avec l’âge…Aligner des mots des mots des mots en pavés compacts pour les compresser est-il utile pour construire une sculpture éphémère et dématérialisable ? Je me pose toutes ces questions et d’autres viendront. En tout cas , merci de me déblayer le sentier, en vous lisant.

    • Je m’astreins à suivre la consigne sans me réduire à m’y limiter, curieuse de voir ce que je peux en tirer pour me sortir de mes routines d’écriture et remettre du danger là où les sentiers commencent à être trop balisés. Je travaille les exercices comme je remplirais un carnet d’esquisses, désireuse de me fabriquer un matériau avec lequel je ne sais pas encore ce que je construirai, si même je construirais quoi que ce soit. C’est expérimental pour ma pratique, c’est pourquoi j’ai besoin du commentaire bilan. ça va être ici mon « common place book » pour quarante jours.
      Merci pour votre commentaire avisé.

  2. merci Juliette pour ce «commentaire» en clôture, «codicille» comme on disait dans les précédents cycles, précieux pour avancer de mon côté

    • Important pour moi de faire le point, vu l’aspect expérimental que prend cette entreprise d’atelier d’écriture dans l’écriture. Merci pour cette proposition et la découverte de l’artiste.

  3. Ah Juliette je vais vous suivre non seulement parce que j’aime bien, mais je suis issue du même coin, boucle de la marne, Joinville et lycée de st Maur, des ancrages à Vincennes aussi … ai travaillé à Montreuil en plus … bref, on est pays

    • Alors, ça me plaît ! Vous me direz Catherine…
      Lycée Berthelot, j’y ai fait un remplacement il y a un paquet d’années, c’était une parenthèse parce que avant comme après, je n’ai fait que les quartiers pop ( me convient, pas de plainte). à bientôt!