#40 jours #prologue | l’envers vide du décor

ceci : au rez-de-chaussée un vendeur de food faite d’amalgames de chair de chicken, devanture couleur sang de bœuf, enseigne aux grosses lettres dégoulinantes, au-dessus la façade décrépite est couleur d’ocre crème, trois fois trois fenêtres aux persiennes usées, fermées, celles du premier ont des battants qui manquent, on y voit les parpaings qui murent les fenêtres : c’était l’atelier de Nadar sur la Canebière, préservé au fil du temps malgré l’incendie de l’immeuble voisin, écroulé il y a quelques années à cause de l’incurie du propriétaire vendeur de nuggets.

ceci : le ruminant est figuré figé, tête en avant, cornes dressés, le coup fort, les muscles saillants, une belle bête, les quatre sabots plantés dans le béton, il est impressionnant, posé sur un bâtiment scolaire bâti tout en longueur et sa situation en surplomb rendrait presque agressive sa pose : un bœuf sur le toit : le collège s’appelle Darius Milhaud.

ceci : à côté du parking-relais du métro, ce qui dépasse de la palissade du terrain vague change d’apparence au fil des saisons, la cime des arbres, les frontons des manèges démantibulés, les nacelles de la grande roue démontée, les attractions de foire repliées, les caravanes des forains : c’est le lieu où s’entrepose l’éphémère de la ville.

ceci : terminus de la ligne, dehors une cheminée de brique pour seul élément du décor, qui ne crache plus, et devant laquelle, sur des draps par terre, des personnes vendent une marchandise de récupération au milieu du carrefour : si l’on se retourne le décor devient des immeubles vieux, au fond des grandes grues construisent un quartier neuf, au premier plan une successions d’espaces délabrés fermés par des murs tagués ou des palissades de tôle, qui tiennent de la cour arrière et du terrain vague : dans le premier, comme c’est l’hiver, est garé tout entortillé le petit train qui promène l’été les touristes autour du Vieux-Port.

ceci : deux panneaux rectangulaires sont fixés au grillage réticulé du garde-corps surplombant la tranchée d’une « halte ferroviaire » avec un automate de billetterie (bleu), un composteur (rouge), un barrière d’accès coulissante (blanche), sur la droite s’élèvent les fins pilotis d’acier d’une toute nouvelle tour arborant ces trois couleurs, sur le premier écriteau on lit « Trains » à côté d’une flèche vers le bas, vers l’escalier de béton qui descend sur le quai unique, à ciel ouvert, de la voie unique qui longe, mais bien plus bas, un viaduc autoroutier, le ciel de la tranchée est haché de poutrelles grises, ses murs sont tagués de couleurs vives, le second panneau est un boîtier électrique de sécurité qui porte la mention ÉVACUATION IMMÉDIATE en lettres blanches sur fond vert, il est éteint, il n’a peut-être jamais servi, la gare est vide : et pas un mot, pas une plaque pour rappeler les 20 000 personnes évacuées des quartiers du Vieux-Port le dimanche 24 janvier 1943, les 15 000 d’entre elles passées par ici, gare d’Arenc, avant d’être internées à Fréjus et trouver à leur retour, pour celles qui sont revenues, leur appartement, leur immeuble, leur quartier dynamité, 14 hectares de ruines, pour les 2400 Marseillais, dont un millier de juifs, entassés ici dans des wagons à bestiaux et transférés à Compiègne, et ces 1000 juifs de Marseille, 250 familles, furent envoyées à la mort au camp de Sobibor par les convois n°52 du 23 mars et n°53 du 25 mars 1943, aucun survivant.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

5 commentaires à propos de “#40 jours #prologue | l’envers vide du décor”

  1. Ces lieux, que tes innombrables marches à travers la ville découvrent, prennent une grande inspiration sous tes mots. L’impression qu’ils reviennent à la vie. Tous tes « ceci » me font penser à cela : tu lèves le voile sur de beaux secrets. Merci.

  2. Y’a un truc viandard au début, entre les nuggets et le bœuf, je me suis imaginé que tu allais poursuivre et ça faisait drôle parce que , la viande, plus grand monde n’en parle en ce moment (à part peut-être les poétesses : Marcela Saldaño et une autre, française dont le nom ne me revient, pas, bref…).
    Le petit train répond aussi aux forains. Ça promet !

    • Merci Emmanuelle, oui la viande j’ai envie d’en parler, merci de m’avoir indiqué Marcela Saldaño que je ne connais pas.

  3. Nadar à Marseille, encore une découverte ! https://tourisme-marseille.com/fiche/atelier-nadar-studio-photographique-77-la-canebiere-marseille/
    Ton sujet est si vaste par rapport à mon minuscule Lissieu qu’il donne envie d’en savoir plus à chaque pas. Très ambitieux et si complexe ! Bon courage. Parle-nous du Pharo à l’occasion, c’est le seul endroit que je connaisse un peu pour avoir logé chez qqn qui habitait un immeuble sur pilotis en face du parc.