#40 jours #16 | Panorama (s)

Je n’avais pas encore emprunté ce canal. En posant chronologiquement ce que je revoyais, de lieu en lieu, de passage en passage, j’ai déclenché la circulation dans la ville intérieure. Tout s’est présenté, et représenté. Espaces des haltes, des caches entre deux mondes, des refuges parfois exposés. Une table, les genoux, le pied d’un arbre, le silence studieux d’une bibliothèque, le fond d’un café, l’atelier pendant que le peintre travaillait, un cahier, un carnet ou l’ordinateur dans une chambre à soi. C’est dans le vieux parc de Lakanal le mince carnet noir à spirales.

C’est à Unna-Massen, pas loin de Dortmund, l’été du travail dans l’usine de collants. Une opportunité. Jumelage de la ville initiale avec une ville allemande. Plusieurs mois avant le départ, l’étudiante a fait la rencontre qu’elle devine décisive mais il faut se défaire de tout ce qui la retient, elle est loin de l’indépendance.  Tôt le matin découpe, teinture, emballage, postes de travail, horloges en face de la réalité. Elle emmagasine ce qui s’écrit au-dedans et le soir, dans le camp de réfugiés où elle est hébergée, déverse ce qui s’est accumulé. Le cahier est bien trop grand, bien trop lourd.  Les peupliers du camp floconnent. Elle nomme le camp Pappelschneelager et ouvre la fenêtre du préfabriqué pour voir cette neige d’été adoucir la ville coupante. Pour écrire poste restante les lettres qu’il trouvera peut-être rue Cujas. Et pour traduire avec émerveillement et risque d’erreurs les Briefe über Cézanne, mince livre de Rilke acheté à Dortmund grâce à une avance sur salaire. Pour tout regrouper dans le cahier trop lourd posé dans le baraquement : le réfugié qui a traversé le Danube à la nage pour laisser derrière lui le rideau de fer lui demande ce qu’elle fait avec toutes ces feuilles.

 Plus tard c’est le café près de la basilique, en attendant la reprise de la formation : cahier plus petit, école d’apprentissage, navettes du jour, notes prises, le temps de la pause. C’est la bibliothèque sainte Geneviève : je profite d’une recherche sur la musicienne victime d’une cabale pour écrire clandestinement, dans le carnet parallèle. Oasis aux lampes vertes dans la ville remuante. C’est dans une salle de réunion vide sur la dalle. C’est avec les habitants de l’endroit pour un défi du théâtre Incarnat. C’est toute seule entre deux cours dans la salle polyvalente, détruite depuis, dans le cadre de la rénovation urbaine. C’est dans une médiathèque du centre-ville. C’est dans la forêt, qui défie la ville. Exactement près du second petit étang. C’est dans l’enceinte de l’hôpital géant, dans l‘attente, quand il est encore là. C’est dans la cité. C’est ici.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.