#40jours #08 | Les gens du dehors

Je n’ai jamais été très bon en orientation. Dans les villes où je vais, j’ai besoin de marcher beaucoup pour me repérer. Sinon, je me perds. Et le métro n’aide pas. Je me souviens d’un Savoyard, invité sur un plateau télévisé il y a quelques années. Il était venu aux studios à pied depuis Orly. Ça faisait rire les journalistes sur le plateau. Il ne voulait prendre ni le bus, ni, surtout, le métro. Je pense à lui, chaque fois que j’arrive quelque part , que je sors d’une gare pour entrer dans une ville que je ne connais pas et qu’en raison des contraintes de temps, je dois « sauter dans un métro ». Le bus, ça va, le tram, à la rigueur. Mais le métro, quand tu arrives gare Midi…

Je me souviens du vieux chanteur aux cheveux gris en sortant du métro Bourse. Je l’ai vu passer devant moi, de sa démarche lourde de déménageur flamant. Il tournait dans la rue Auguste Orts en travaux, venant du boulevard Anspach. J’ai voulu l’appeler mais ni son prénom ni son nom ne me sont revenus. Vous savez, quand vous vous dites, je le connais bien mais qui c’est ? Cette impression de familiarité oubliée. Et puis je me suis vraiment souvenu. C’est lui. Je savais où il allait. Et dans mon bide, ça a fait un grand bazar.

Je me souviens de la femme au panier en sortant du métro Osseghem. Elle est sortie devant moi, sous la dalle. Face à nous, une fresque colorée d’habitants bigarrés, quelques personnes en attente d’un bus en correspondance. Je m’apprêtais à tourner à gauche vers la Chaussée de Gand. Elle a tourné à droite en direction des Étangs Noirs, son large panier de linge appuyé sur ses hanches, larges aussi. Je l’ai suivie. Elle est passée devant l’affiche sur l’exposition Napoléon Au-delà du mythe sans lui jeter un regard. Elle tenait le panier avec le bras droit tendu et le gauche plié contre elle. Il se balançait. Elle semblait danser. Mais elle marchait. Je l’ai suivie longtemps, d’abord le long de la butte jusqu’au feu au-dessus duquel une large affiche @ActWithENGIE qui proclamait « Le premier pas vers un avenir neutre en carbone, c’est d’y croire ». Elle ne l’a pas regardée non plus. Elle a traversé puis pris la rue Jean Jacquet en marchand sur la chaussée. Le trottoir de gauche était condamné par les baraquements d’un immeuble en construction, celui de gauche par une toupie de ciment. Plus loin, à une fenêtre, un chat l’a regardée passer. Elle a continué par la rue de l’église Sainte-Anne. Nous sommes passés devant le stade. Je dis nous mais nous n’étions pas nous. Je ne faisais que la suivre, elle et son panier qui se balançait. Nous sommes passés devant le Sant-Ann Café, devant l’église orthodoxe, devant l’alimentation générale, devant la Mutuelle socialiste du Brabant, devant le Golden Bar. Rue Herkoliers, elle à traversé à hauteur de chez Dan, jusqu’au lavoir automatique à 3 euros la machine. Elle a posé le panier.

Je me souviens de la fille assise au bas des marches de la sortie du métro Annessens, un sac de course posé à ses côtés, assise comme une sirène. Son regard s’est planté dans le mien comme la seringue qu’elle avait dans le bras. Flash ! J’ai senti le shoot en moi alors que je sortais sur Anspach et que j’avançais vers je ne sais où. Les yeux de la gamine ne me lâchaient pas. J’avançait lentement, préoccupé, son regard perdu, son apaisement, sa fragilité. Je commençais à culpabiliser de ne pas lui avoir demandé si elle avait besoin d’aide. Je ne pouvais pas la laisser là. J’ai fait demi-tour, je suis redescendu. Du haut des marches j’ai vu qu’elle n’était plus là. Je les ai dévalées. J’ai traversé la station, j’ai couru comme dans un film, elle avait disparu. Je suis revenu au coin où j’avais failli lui rentrer dedans, juste au coin de la sortie, avant la première marche. Plus rien d’elle sur place, ni seringue, ni petite cuillère, ni briquet, ni citron, rien. Je me suis souvenu qu’il y avait devant elle le cul d’une canette de Coca. Même ça, elle l’avait ramassé. Il ne restait à la sortie du métro Annessens que son regard qui flotte encore et me déchire.

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