#40jours #11 Lost in translation

Je suis perdue comme chaque fois que j’y viens. Je ne comprends pas. Avec le GPS, je suis capable d’y trouver une adresse, mais pas l’embarcadère, ni la glacière où j’ai rendez-vous qui ne sont indiqués nulle part. C’est près de l’étang, mais où est l’étang ? Fataliste, je sais déjà que je serai une nouvelle fois incapable de trouver le chemin du retour. Ce n’est pourtant qu’un lotissement déjà ancien, pas une zone commerciale toute neuve. Personne ne s’y est jamais perdu. Je suis perdue. La faute à ses allées toutes en courbes dont les bifurcations débouchent sur des impasses, des allées qui desservent les habitations, mais ne vont nulle part, des allées aux noms qui ne disent rien piochés au hasard dans la grande urne de la banalité : allée des trois cèdres, du vieux chêne (qui n’existent plus), de l’étang (qui ne va pas à l’étang) des chasseurs, des cerfs (tu parles d’un repère), du bois d’Ars (qui ne va pas au bois d’Ars, il y a une route du bois d’Ars pour ça), des monts d’or (qui n’y va pas), des platanes (sans platane), des coteaux, entre deux bois (la belle affaire !), des maisons toutes identiques bien qu’il n’en existe que quatre modèles et des variantes. Je suis perdue. Je ne comprends pas ce choix de faire des rues courbes, fourbes, perverses qui ne bifurquent que sur des voies sans issue. Sans doute pour briser la monotonie de la rectitude et c’est réussi à la perfection. On ne va plus quelque part, on rentre chez soi, les rues n’ont pas de coin, on ne voit pas le voisin. Lost in translation. On s’y perd. Si j’habitais ce lotissement, j’aurais sans doute créé mes points de repère, mes sentiers, mes cheminements ; j’aurais une carte mentale en tête ; j’aurais repéré les traversantes, les boucles et les culs-de-sac ; je m’aiderais de la pente, car je suis sur une colline, je m’aiderais des bois qui occupent les pentes. Je suis perdue. Personne à qui demander mon chemin. Honteuse je suis perdue, je tourne, je reviens sur mes pas. Je tourne en rond. Je parcours une nouvelle fois cette allée de la combe dans l’autre sens, je retombe dans l’allée du château. Indéfiniment. Plus je tourne et retourne et plus je suis perdue. Heureusement on peut faire demi-tour au bout des impasses. Je m’imagine livreur et pressé. Pure panique. Je m’imagine de nuit incapable de lire les panneaux des rues sous la faible lueur des lampadaires. Se garer, retrouver son calme, tenter de faire le point, ce n’est tout de même pas si grand. Si petit même que la carte Michelin que j’ai dans la boite à gants ne sert à rien du tout. Au pire, je pourrais sonner à une porte et demander mon chemin ou trouver un plan sur une des places comme cela existe parfois. Ici rien. Pourquoi n’y a-t-il pas de panneaux ? C’est tout de même agaçant de penser que tout le monde connait.C’est présomptueux, arrogant, méprisant. C’est dirigé contre moi, je le prends pour moi cette suffisance des locaux contre les étrangers. Rester calme et confiante, raisonner avec les éléments dont on dispose. Entre la nationale et l’autoroute, c’est uniquement par là que je peux sortir, par les anciens chemins qui venaient du bourg au château et au hameau, mais il n’y a pas d’indications. C’est comme une nasse, un dédale dans une nasse. Je suis perdue. Si seulement, je savais repérer le nord, je sais qu’il y a des sorties par le nord. Je l’avoue, je n’ai pas un grand sens de l’orientation et je n’ai jamais prisé les jeux de labyrinthe, mais là tout de même je suis dans un espace public, un quartier d’habitation, pas en pleine forêt. A moins de deux kilomètres de chez moi dans ma commune de Lissieu. Ce sentiment d’échec, c’est cela qui m’affole. Tu te noies dans un verre d’eau. Tu pars perdante. Reprends ton calme. Ce n’est pas de la peur, juste de l’affolement, de la nervosité. Il suffit de retrouver son calme. Je tente une sortie vers le nord, je ne peux prendre la nationale que dans un seul sens. Pareil pour ma deuxième tentative vers le nord. Le bon plan c’est plein ouest et là deux voies d’accès à la nationale avec des indications. Enfin ! J’étais venue du nord en passant au-dessus de l’autoroute, impossible de retrouver ce chemin.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

9 commentaires à propos de “#40jours #11 Lost in translation”

  1. c’est chouette – ça fait un peu peur, légèrement – un cauchemar, juste – ça me rappelle ce sketch de Raymond Devos, qui a abouti en voiture sur une place où toutes les rues qui y aboutissent sont en sens interdit…

  2. « allée des trois cèdres, du vieux chêne (qui n’existent plus), de l’étang (qui ne va pas à l’étang) des chasseurs, des cerfs (tu parles d’un repère), du bois d’Ars (qui ne va pas au bois d’Ars, il y a une route du bois d’Ars pour ça), des monts d’or (qui n’y va pas), des platanes (sans platane), des coteaux, entre deux bois (la belle affaire !), « formidable de se perdre avec toi

  3. « des allées qui desservent les habitations, mais ne vont nulle part, des allées aux noms qui ne disent rien piochés au hasard dans la grande urne de la banalité »
    Je me suis retrouvée, pour ainsi dire, dans cette perte de repères, cette errance dans un environnement plein et vide à la fois.