#40jours #19 | théâtre de gare

Je suis un poisson immobile au fond de la rivière. Des rivières, il y en a plusieurs. À ma droite, les quais des trains. Dix, quinze, j’ai du mal à compter. À ma gauche, la sortie du métro. Deux escaliers roulants qui font apparaître des statues de personnes qui prennent vie en arrivant en haut. Devant et derrière, des entrées et sorties de la gare. Je suis un poisson immobile au fond de la rivière, à la conjonction des courants. À cause d’un train annulé, le mien. Une heure d’attente pour le prochain.

Mécanique des fluides. Comment ces arrivées massives de personnes issues des quatre points cardinaux peuvent-elles se déverser en un lieu unique, ce hall de gare, sans que ça déborde quel que part ? Il doit y avoir des fuites. Les trains qui partent, c’est sûr. Mais tout autant arrivent. Idem pour le métro. Les flux de personnes se déversent dans la gare et prennent, pour la plupart, des directions communes. Il doit y avoir, hors de ma vue, des machines spatio-temporelles qui font disparaître des files de gens. Faudra que j’aille vérifier.

Au bout d’un quai, un long baiser. Intense. Il arrive ou il part ? Sac kaki. Un militaire. Ou un nostalgique de son année passée sous les drapeaux. J’aime bien cette expression qui tombe en désuétude, une année passée sous les drapeaux. Elle met en évidence l’ennui profond que j’ai vécu durant mon service militaire. Une année sous des drapeaux à ne rien faire d’autre qu’être sous des drapeaux. Lui, à l’instant, il ne s’ennuie pas. Échange de fluides. On en revient toujours aux fluides.

Un homme court. Il est en retard. Pardon, pardon, pardon. Pas pour prendre un train, il se dirige vers une sortie, celle derrière moi. Mais pour l’instant, il court vers moi. Exactement dans ma direction. Je me souviens d’une pub à la télé pour de la bouffe pour chiens, un chien, justement, courait au ralenti dans un champ vers sa maîtresse (ou son maître ou un type qui avait un truc à lui donner à manger) sur une musique lente. C’est un peu la même scène. Dois-je me lever pour prendre l’homme dans mes bras ? Ce n’est pas l’envie qui me manque.

Assis toujours. L’ennui gagne lentement la partie. Près de moi, d’autres voyageurs en attente. Des naufragés, comme moi. Plusieurs paires d’yeux sont rivés sur des écrans de téléphones portables. Temps définitivement perdu. Une quinquagénaire lit. Impossible de voir le titre du bouquin, mais elle n’a pas la lecture expressive. Beaucoup de gens semble occupés. Beaucoup de gens déploient une grande inventivité pour paraître occupés. Elle, fouille méticuleusement dans son sac à main. J’ai mon porte-monnaie, mon porte-cartes, les clés de la Twingo, les clés de l’appartement de ma mère, mes tickets de métro, mon mascara, mes mouchoirs en papier, ce papier gribouillé d’un numéro de téléphone de je-ne-sais-pas-qui, mes tampons, mon téléphone, oui mon téléphone j’ai failli l’oublier mon téléphone, mon stylo bille, mon déodorant bille, mon petit miroir, c’est bon j’ai tout mais faut je revérifie une nouvelle fois on sait jamais… Lui, le regard porté vers le toit de la gare, compte sur ses doigts. Trois euros quatre-vingt le sandwich, soixante sandwichs vendus chaque jour, ça fait… À combien il était déjà le sandwich ? Le chien, allongé par terre au pied d’une jeune femme. Qu’est ce que j’aimais courir dans ce champ vers ma maîtresse sur une musique lente ! 

Rouge. Repérer tout ce qui est de couleur rouge. La robe de cette grosse dame qui passe devant moi. Chaussettes rouges à ma gauche. Un grand dadais au pantalon trop court. Souvent, les gens qui ont des pantalons trop courts portent des chaussettes rouges. Cravate de cet homme assis devant moi. Classique, chemise blanche, veste de costume bleue. Lui, il passe pas sa vie sous les drapeaux mais dans un drapeau. Les lettres de cette pub pour la Martinique. On peut y aller en train à la Martinique ? Le liseré de la casquette de cet employé de la SNCF. Le bouton de cette adolescente qui parle à son portable. Le rouge se raréfie. Connaîtrons-nous un jour une pénurie de rouge ? Non, pas le vin, ne parlez pas de malheur.

Surgissant de la droite de scène, un train de chariots remplis de boites en métal traverse le tableau à travers la foule dans un concert de klaxons. Tuut, tuuuuut. Il coupe littéralement la foule en deux. Au ralenti. C’est une scène au ralenti. La foule en mouvement doit s’arrêter. Ou s’orienter dans une autre direction. C’est le chaos au ralenti. C’est l’attaque du couteau géant dans la motte de beurre humain. Derrière lui, après son passage, les flux retrouvent leur normalité. Même s’il y a toujours plus de personnes qui entrent dans la gare et toujours aussi peu qui en sortent. Y aurait-il un central de trafic humain derrière le kiosque à journaux ? Il faudra vraiment que j’aille voir.

Le piano. Je ne l’avais pas entendu jusqu’alors. Il est plutôt loin d’où je me trouve, de l’autre côté de la gare. Amélie Poulain se fait torturer pour la centième fois de la journée. Heureusement, Twilight arrive de temps en temps en renfort, quand ce n’est pas la lettre à Élise. Jusqu’à la surprise, une impro très jazzy. Le militaire et sa victime reprennent leur souffle. La musique, c’est un soldat américain. Il mâche un chewing-gum, ce n’est peut-être pas le sien. Le Vietnam, le napalm, l’horreur de la guerre. La scène est en noir et blanc. Une jolie hippie passe devant lui avec une guitare sur le dos. Peace and love, brother.

Je suis un poisson immobile au fond de la rivière. Je crois que je vais attendre une heure de plus le train suivant.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

4 commentaires à propos de “#40jours #19 | théâtre de gare”

  1. Belle rêverie attentive et nonchalante !
    Une heure… perdue ? Non, plutôt gagnée !
    Merci pour ton beau texte, JLuc !

    • Je ne me souviens plus où j’ai entendu cette phrase. Peut-être l’ai-je rêvée. « La plupart du temps, les inconnus ne gagnent pas à être connus ». Merci Fil pour ton passage.

  2. autant de paragraphes, autant de pistes à explorer dans l’interminable attente… cet homme qui court, cette femme qui met de l’ordre dans son sac, les deux qui s’embrassent puis se séparent… foule humaine émouvante forcément
    et ta chute, souvent cette pointe d’humour chez toi
    (ça alors, je ne regrette pas le temps passé sur ta page ah ah…)