#40jours #02 | du bleu dans ses cheveux

Je peux ouvrir les yeux maintenant, je crois que j’en suis capable rien ne s’effacera.

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L’immeuble est biscornu. C’est moi qui l’ai construit. C’est un immeuble de trois appartements seulement. L’un d’entre eux est un duplex. Il est bordé de grandes terrasses. Deux sont rectangulaires. L’une est un triangle. Il y a aussi un balcon qui conduit à la porte d’entrée de l’un des appartements, positionnée sur la façade Est. C’est étrange mais c’est ainsi. Il est comme ça mon immeuble. Quand cette porte s’ouvre le matin, le soleil s’y faufile ou parfois ce sont des nuages qui envahissent l’entrée devient toute cotonneuse. Lorsqu’il pleut et que le vent poursuit ou devance la course du soleil, il faut rentrer dans cet appartement par la fenêtre qui donne sur la cage d’escalier. Cette fenêtre est très conviviale, on y discute avec les occupants des deux autres logements. C’est moi qui l’ai construit cet immeuble. Il ne peut pas s’effacer comme cela. Il est grand. Il n’est entouré d’aucun de son espèce. Il est là. Il est seul. Fait de ses trois appartements il se suffit à lui-même. C’est vrai qu’il est étrange. On ne sait pas vraiment par où y entrer ou en sortir. Les choses ne sont pas à la place qu’on penserait être la bonne. Les verrous, les couloirs. Les gouttières sont tournées vers le ciel. On peut souffler dedans et envoyer des jets d’eaux puissantes toucher les étoiles. Il est bien là en grand et biscornu. Il n’a qu’une seule occupante. Là au moment où je le regarde tout en entier mon immeuble, celui que j’ai construit, elle est dans toutes les pièces à la fois. Je l’ai construit cet immeuble de trois appartements seulement et pour cette raison je peux en gratter du regard les ciments et les peintures. Je cligne trois fois des yeux et déjà j’atteins la laine de verre, un dernier et le papier peint se soulève comme un tapis volant dans chaque pièce différent il a décollé et s’envole parce qu’il y a toujours du vent en rafales douces autour de mon immeuble. Elle est dans la cuisine penchée sur l’évier l’eau coule en chuchotant ou bien c’est elle qui prononce les mots de l’eau elle s’affaire lave le riz pour le déjeuner d’un mouvement souple du poignet danse dans la casserole elle est dans le salon presque assoupie son ventre est rond gonflé une main posée dessus elle lui parle à travers ses veines et ses muscles un conte qu’elle invente au rythme de sa respiration le canapé est en cuir et vert clair en face d’elle une baie vitrée sombre et une tisane presque froide à la portée de l’autre main mais elle l’a oubliée elle est dans la chambre du haut borde un enfant prêt pour le coucher elle dit des mots enfants qui grandiront avec lui seul un drap couvre le corps qui doit dormir cette nuit d’été elle est dans la salle de bain crache dans le lavabo ses yeux alors croisent les siens dans le miroir elle ne voit pas que je la vois le reflet offre l’ombre à mes yeux qui ont gratté tout ce qui était derrière elle qui tient sa brosse à dent elle ne s’est pas encore habillée pour la journée qui l’attend dans les rafales du dehors de l’immeuble elle porte de vieux vêtements la nuit un t-shirt épuisé mauve des années qui lui restent à tenir elle est dans le garage cherche un carton où elle avait rangé la grenouillère orange en éponge qu’avait porté son premier enfant ses premiers jours l’endroit est éclairé d’un néon qui met du bleu dans ses cheveux elle est dans l’escalier s’arrête à mi-hauteur et se retourne regarde le mur ou peut-être a-t-elle sentie qu’il s’est effacé et qu’un regard est là comme si elle cherchait à discerner elle a les yeux plissés elle me regarde elle est dans sa chambre se déshabille elle est seule dépose ses vêtements sur une chaise qui ressemble à une chaise d’école elle est dans la cuisine elle se verse un verre de vin le porte à sa bouche la table est carrée petite et pourtant occupe tout le centre de la pièce des miettes de pain un verre sale un torchon déchiré des cartes postales sur le réfrigérateur elle ne les regarde pas elle est assise sur le rebord de la fenêtre celle qui donne sur la cage d’escalier elle y descend et se salue avec des mots de cages d’escaliers elle est dans l’entrée pose la main sur la poignée de la porte qu’elle ouvre ni doucement ni rapidement ni résolument juste elle l’ouvre indifféremment repositionne la lanière de son sac à son épaule elle sort de l’immeuble sur la façade Est au deuxième niveau elle ne sait pas que l’immeuble est étrange biscornu et que la porte ouvre sur le vide.

C’est l’immeuble que j’ai construit tandis que mes yeux étaient fermés. Je l’ai regardée partout à la fois occupée à attendre à faire foyer de chacune des pièces qu’elle occupe de son corps et de ses gestes. Puis à force de les regarder, d’avoir gratté leurs surfaces j’ai reconnu les trois appartements. Mon immeuble est du petit matin et du soir au même instant de la boue et des étés asséchés du plaid sur les genoux et des fenêtres ouvertes à tous les courants qu’on invite à l’intérieur. Mon immeuble est fait des lieux où j’ai vécu dans cette ville où j’ai grandi tous réunis ici. Puis je l’ai reconnue. Ma mère à être vivante au même instant en cet endroit de toutes ses vies dans cette ville réunies dans mon immeuble.

A propos de Rebecca Armstrong

J'aime la voix alors j'ai fait de la radio (associative), je produis des podcasts et mon métier c'est de faire lien avec ma voix. J'ai écrit, vraiment pour la première fois, récemment. Un manuscrit instinctif est né: des flashs d'un temps passé disons. Il s'appelle "1.2.3". Je souhaite désormais explorer l'écrire avec la profondeur que je sens ici, avec tout l'enthousiasme de la novice. (Et au fait, j'aime les tatouages, les apéros, les lecture à voix haute, mon potager minuscule, courir le matin et lire)

12 commentaires à propos de “#40jours #02 | du bleu dans ses cheveux”

  1. Rebecca, tu as su tellement bien dire les justes mots de l’immeuble que tu as construit.
    J’ai aimé ce beau texte !

    • Merci Fil! 🙂 Ca me fait tellement plaisir que ce texte touche quelques lecteurs! Immense joie en vraie