#40jours #23 | yoyo

Le jour se levait dans les trois fenêtres d’un seul appartement de la façade qui bouchait tout le côté droit du quartier. Pour atteindre les limites de la ville et en sortir, il me faudrait encore marcher longtemps, suivre la rue Garibaldi qui était sans fin depuis la gare de la part-dieu. Arriver au commissariat du sixième c’était déjà approcher. Les volets protégés par des barreaux n’étaient pas levés. Peut-être ne se lèveraient-ils plus. Depuis ce matin lointain où nous avions fait la queue au-dehors, arrivés bien avant l’heure annoncée de l’ouverture sur l’écriteau à droite de la porte. On se serait cru alors au laboratoire d’analyses, lorsqu’il faut faire une prise de sang à jeun. Il n’a avait pas que moi qui étais accro au café. Mais on n’en était plus là. Tout avait changé. Un méchant café soluble tiède aurait fait notre bonheur. Les passereaux avaient stoppé leur folle sarabande dans le ciel jaune sale comme si un illustre maître avait sonné la fin de la récréation, et que plus aucun enfant à courir l’anorak descendu sur les bras tendus pour imiter le vol des avions. Un seul pigeon roucoulait perché sur un long toit. Le silence de la ville est plus menaçant que le brouhaha habituel. C’était marcher dans une ville dont on a perdu le mode d’emploi, oublier ce qu’on est venu y faire. Même le but précis de mes pas ne se dévoilait pas. Alors je marchais. Je poussais la poussette yoyo très adaptée à la ville et cela calmait quelque chose dans la poitrine, être en possession de quelque chose d’adéquat. Je ne pouvais pas voir le bébé qui y était assis. Il dormait beaucoup. Parfait j’apercevais ses petits pieds nus qui frétillaient, preuve qu’il était pour un temps sorti du sommeil. Il ne réclamait rien. Même pas sa mère. Où était-elle ? Allions-nous la retrouver ? La chercher peut-être ? J’aurais pu marcher sur la route, puisqu’aucune voiture ne roulait plus. Je croisais parfois des personnes qui allaient en sens inverse. On ne s’adressait pas la parole. Nous feignions de croire que chacun avait un but. On n’allait pas se mêler des affaires des autres. J’ai traversé la route sans raison et ensuite il fallait choisir entre aller à droite ou aller à gauche. J’étais indécise. Les roues avant de la poussette ont heurté le seuil de l’entrée d’un immeuble et le guidon m’a échappé des mains. Avant que je puisse le rattraper, la poussette avait disparu comme avalée par la façade. Parfois le brouillard fait cela aussi. Il ressemble à un énorme marshmallow qui vous aspire. L’idée m’a ramené la sensation de faim. J’étais en panique. Qu’allai-je dire à la mère, si jamais je la retrouvais ? D’une main hésitante, j’ai tâté la façade grise. La saleté avait tout recouvert depuis longtemps et même au temps d’avant personne n’y trouvait à redire. Je progressais doucement parce que je n’étais pas de la ville, ce genre de saleté, je ne m’y étais jamais habituée tout à fait. Mais surtout je ne voulais pas être soupçonnée d’étrangeté. Mieux valait passer inaperçu de tout temps. Quand tout à coup j’ai été aspirée à l’intérieur. La poussette était à nouveau devant moi et elle ne s’arrêtait pas. Je devais la suivre si je ne voulais pas la perdre. J’étais au rez-de-chaussée de l’immeuble dans un appartement spacieux, mais vétuste. La décoration vieillotte devait être en corrélation avec la personne qui était assise à la table de la salle à manger. Dans un vaisselier en bois sombre des verres à pied finement ciselés étaient les seuls à lutter contre la tristesse ambiante. Il y avait eu vie et rires et soirées ici, avant que la propriétaire restée seule se retrouve à tenter d’éplucher des pommes de terre avec des doigts si déformés par l’arthrose que le petit couteau en devenait incongru, mais je me demandais s’il n’y avait pas aussi quelque chose dans le cerveau qui n’était plus assez performant pour arriver à bout de la tache qu’elle avait entreprise. Je me sentais très gênée d’être entrée sans y être invitée. Il fallait que je suive la poussette, mais j’aurais bien pris le temps que quelque tentative d’explication, je pouvais au moins m’excuser. Mais elle ne semblait pas avoir remarqué ma présence obnubilée par le petit couteau qui dérapait entre ses mains malhabiles contre la peau pleine de germes qui s’enroulaient à ses doigts. La poussette était ressortie sur le balcon. J’ai craint qu’elle ne bascule dans le vide, mais je me suis souvenue que nous étions au rez-de-chaussée. Traverser les murs ou la rambarde du balcon ne faisait au corps aucune sensation particulière. Comme marcher dans le brouillard. La poussette était maintenant dans le jardin collectif au milieu de l’immeuble en carré. Elle cahotait sur les gravillons sans ralentir. Le bébé devait être secoué. Il ne pleurait toujours pas. Un chat miaulait sans qu’on puisse le localiser. Le banc du jardin était libre. J’y aurais bien fait une pause. J’imaginais qu’avant de me retrouver dans la rue, sur n’importe quel trottoir, il nous faudrait encore traverser un appartement. Je craignais que notre intrusion soit moins bien accueillie. La balade me plaisait de moins en moins. J’avais la sensation étrange que toute action ou volonté de ma part provoquait une réaction néfaste, avait une conséquence pire que si je suivais la poussette sans tenter de contrôler. Tout était devenu hors de contrôle pour un esprit sain en tout cas. Ce monde m’échappait. J’aurais voulu qu’on me donne une permission spéciale pour m’en extraire. Il faudrait qu’on m’explique comment faire. Mais ça ne se passait pas ainsi. J’étais bloquée à la suite d’une poussette qui avait une volonté propre à laquelle je ne comprenais rien et je n’avais aucun moyen de m’échapper. Afin de m’en assurer, j’ai tourné la tête à nonante degrés sur la droite, ai imposé la même torsion à mon buste, tandis que je tournais mon pied droit suivi de mon pied gauche. Je l’ai fait, j’ai ordonné à mon cerveau de la faire et j’ai cru que ma tête, mon corps et mes jambes bougeaient. Il n’en était rien. J’étais toujours face à la poussette. J’ai eu une impression fallacieuse de soulagement qui ne dura pas. Un instant j’avais eu l’impression de maîtriser dans la compréhension et de progresser. Réflexion faite, ma latitude d’influence sur ce monde intra-muros était quasi nulle. Il fallait m’y faire. La poussette reprenait son cheminement. Je l’ai suivie. Qu’aurais-je pu faire d’autre ?   Nous sommes arrivés dans la salle d’attente d’un dentiste.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg

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